L’îlet-à-Ramiers, foyer de contrebande en 1717

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Pour moult raisons, je suis toujours intéressée par les documents qui me permettent de mieux connaître l’Ilet-à-Ramiers ; vous savez c’est ce rocher au large de l’Anse à l’âne qui abrite un fort militaire et dont je vous ai déjà parlé à l’occasion de l’emprisonnement de Marc Cyrus du Carbet. Or il y a quelque temps, j’ai découvert dans des courriers administratifs qu’avant d’être un fort militaire, l’îlet était surtout connu pour être un lieu de contrebande !  Aujourd’hui, je vous parle donc colons français, marins anglais, rendez-vous secret et commerce illégal. En prime, je vous révèle le surnom de l’île !

L’Exclusif colonial vs le commerce interlope

Dans la correspondance administrative, je suis tombée sur un courrier de La Varenne gouverneur général des îles du Vent. Le 15 janvier 1717, depuis la Martinique, il écrivait au Conseil de l’île pour informer de la « saisie d’un navire anglais surpris alors qu’il se livrait au commerce étranger à l’îlet aux Ramiers ». Le gouverneur raconte « Mr l’intendant et moi avons l’honneur de donner avis au Conseil, qu’ayant appris par des conversations que très souvent des bateaux anglais rodaient autour de cette isle, apparemment pour y faire commerce (…) nous prismes la résolution de faire tout ce qui convenait pour surprendre un des dits bateaux. »

Pourquoi ce commerce des Anglais dans les îles sous domination française est-il un problème ? Parce que le principe de l’Exclusif est de vigueur dans les colonies françaises. Or ce principe de l’Exclusif interdisait le commerce des colons français avec les étrangers pour privilégier les échanges avec la Métropole française. Il faut se rappeler que l’un des objectifs premiers de la colonisation dans le Nouveau Monde est l’enrichissement du Royaume. Dans l’idéal, il fallait donc faire les échanges commerciaux uniquement et à la faveur de la France et tout commerce illégal avec des étrangers était de la contrebande aussi connu sous le nom de commerce interlope. En 1680, le roi rappelait ainsi au gouverneur Blénac : « l’ordre que vous devez tenir à l’égard du commerce étranger, consiste à ce que vous empêchiez qu’aucun vaisseau étranger n’aborde aux rades desdites îles, et en cas que, nonobstant les défenses qui ont été faites et qui sont publiées, aucuns vaisseaux étrangers y abordent, vous devez leur envoyer ordre de partir sur-le-champ ; s’ils y demeurent, vous devez les faire arrêter, et laisser ensuite faire la procédure, et prononcer la confiscation et la vente par le Conseil Souverain dans les formes ordinaires ».

14 janvier 1717 : la prise du navire

Compte tenu des conversations entendues, voilà donc que le gouverneur et l’intendant s’organisent pour mobiliser la chaloupe et le canot de la frégate du roi La Valeur « pour aller observer si il n’y avait pas quelque bateau anglais mouillé à la cote ». À dix heures du soir dans la nuit du 13 au 14 janvier, les deux petites embarcations armées s’en vont examiner ce qu’il se passe dans les anses de la baie de Fort-de-France, en présence de Donnery, lieutenant de vaisseau à la tête de quelques soldats.

Les bruits qui courent s’avèrent ne pas être que des rumeurs. « Ces messieurs trouvèrent entre minuit et une heure, auprès d’une petite isle qui est à une lieue du bon mouillage de cette rade [de Fort-de-France] à tribord en y entrant, laquelle dite isle s’appelle l’isle aux ramiers dans son vrai nom ; mais comme la contrebande s’y fait familièrement, les gens du pays l’appellent communément la petite Barbade ». L’homme poursuit son rapport : il y avait « un bateau mouillé d’où on cria en mauvais françois, hola hola qui va la qui va la. M. de Donnery faisant toujours sa route dessus, répondit, va à la pêche à la pêche et dans le moment fut abord ». Donnery se méfie ; il ne sait s’il a affaire à des marchands ou des pirates ; car, 2 bateaux forbans sont signalés écumant les mers alentours à la même période. Mais il se rend finalement maître du bateau sans grande difficulté.

tanlistwa-plan-Martinique-1734

Circulation de produits entre les Antilles et le Nouveau Monde

Le bateau capturé se nomme Le Chrestien. Il s’agit d’un navire marchand, dont l’équipage se compose de 6 matelots, une espèce de contre maître, et un passager qui devait être porté à la Barbade (la vraie, la grande cette fois). Ce dernier est le seul blessé dans la prise du navire. Il a reçu « un coup de sabre sur son chapeau, qui lui fit une blessure très légère dont il sera guéri parfaitement dans cinq ou six jours ».

On trouve par ailleurs dans le navire :
*7 fusils boucaniers avec un peu de poudre et de balles,
*un leste en avant et en arrière dans le fond de cale de « la valeur de deux bonnes chaloupées de bois à brûler fait à Ste Alozie », le milieu près à recevoir un chargement,
*des vivres : 5 pains de 3 à 4 livres, un demi-baril de farine, un petit barrot d’eau-de-vie et rien de plus,
*2 coffres sur lesquels ont été apposés des sceaux sans être ouverts.

Vous vous demandez, peut-être comme moi, où est « Ste Alozie » : il s’agit de l’île Sainte-Lucie. Du bois de Sainte-Lucie, un passager à déposer à la Barbade, de la contrebande dans la baie de Fort-de-France… Le trafic dans les Petites Antilles allait bon train entre Anglais et Français, malgré les interdictions. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’un second courrier daté du 24 février 1717 révèle que le commerce se faisait en fait bien au-delà des seules Petites Antilles.  Le gouverneur découvre ainsi que les échanges se faisaient « de la nouvelle york (New York) aux îles françaises et autres endroits appartenant aux Anglais ». C’est toute la Caraïbe et la côte américaine qui sont concernées.

Finalement, le bateau confisqué fut vendu pour 5500 livres et le commerce de farines, de quelques chevaux anglais et de planches découverts par la suite fut estimé pour 7 ou 8000 livres.

Les habitants et le commerce interlope

Au moment de la prise du Chrestien, son capitaine n’était pas à bord qu’il a sauté à l’eau ou qu’il fut déjà à terre avant. C’est pourquoi le gouverneur précisait que lui et l’intendant examineraient « avec soin quel peut être l’habitant qui l’a retiré », comprendre qui l’a caché. C’est là toute la difficulté pour l’administration coloniale. Les habitants ne soutiennent pas le principe de l’Exclusif qui n’est nullement avantageux pour eux. D’autant qu’en période de guerre, les difficultés de circulations maritimes empêchent souvent de se fournir en farine, viande, bougie et autres produits du quotidien qui ne peuvent pas être fabriqués sur place. C’est d’ailleurs cette même année 1717 que se déroule l’épisode du Gaoulé, révolte des habitants entre autres contre les mesures de commerce.

À l’occasion de la prise du Chrestien, 2 personnes au moins sont épinglées.  L’interrogatoire de l’équipage met surtout en cause « un habitant de cette ville, Irlandais de nation nommé Martin Bermingham établi depuis deux ans à la ville de Fort Royal ».  L’homme avait sans succès tenté de sauver la situation en réclamant le bateau. Mais considéré comme un mauvais sujet et étranger de surcroît, il finit en prison.

Parmi les impliqués se trouve aussi un certain Duprey.  Dans ce second cas, le gouverneur semble excuser au mieux l’implication de ce colon, « chargé d’une grosse famille qu’il élève fort bien ». Pourtant, Duprey, bien que présenté comme une personne respectable, se trouvait « employé pour une petite somme sur des papiers qui étaient dans ledit bateau le Chrestien, Mr l’intendant et moi l’avons fait venir au Fort Royal pour lui faire la mercuriale qu’il méritait ». Entendez qu’on lui a passé un gros savon et qu’il fut condamné à payer la somme de 1000 livres en punition d’une « réputation » qui n’est pas bonne.

De la contrebande au fort militaire.

tannlistwa-mesnier-contrebande-1717-martinique-ilet-a-ramiersLe commerce de contrebande est un phénomène récurrent de la mer des Caraïbes. En 1717, au moins deux autres affaires du même genre sont signalées rien que pour l’Ilet-à-Ramiers ! Charles Mesnier, contrôleur de la Marine, témoigne dans une lettre du 3 juillet d’une autre embarcation, contenant 50 barriques et 30 barils de sucre brut, 35 sacs de cacao. Il évoque par ailleurs le même commerce illégal pratiqué aussi en Guadeloupe.
En octobre 1717, c’est la barque l’Anne Marie qui est confisquée. Alors qu’elle avait obtenu de mouiller (et non de commercer !) 24 heures dans la baie, elle y reste du 23 au 26 octobre. À l’inventaire, il y manque « 2 barils de farine et 3/4 de boeure (beurre ?) du nombre contenu », probablement déjà vendus en contrebande avant la prise de l’embarcation. La barque est confisquée ainsi que « le nègre César » pour vente aux enchères. Dobbins, Barron et les autres gens de l’équipage sont condamnés à 6 mois de prison conformément à un règlement du 20 août 1698. Jean Mariette, cabaretier, est condamné à 100 livres tournois d’amendes pour avoir envoyé un canot à la rencontre de la barque. Dans son rapport, Charles Mesnier fustige les protagonistes venus mouiller près de l’îlet « que pour et en vue d’y faire plus facilement le commerce avec les habitants de ce quartier et non pour y avoir été contraints par des forbans comme ils l’ont déclaré dans leurs interrogatoires ».

En janvier déjà, le gouverneur de la Martinique terminait son courrier sur la nécessitée de faire venir une frégate et une barque pour lutter contre le commerce interlope. Malherbe, commissaire d’artillerie, suggérait indirectement une solution à ce problème en juin. Dans un mémoire sur les « raisons de la demande faite de quarante canons et trois mortiers… », il proposait d’édifier sur l’îlet à Ramiers « une batterie de gros canons avec un magasin à poudre, une citerne et un corps de garde pour y loger un détachement de 30 soldats que seraient relevés tous les mois ». Outre l’intérêt défensif de la baie, Malherbe soulignait que « les étrangers ont coutume de mouiller sous le vent de cette ilette où ils sont à couvert du canon du Fort Royal et font par ce moyen tranquillement et en sûreté le commerce étrange, ce qui n’arriverait plus si cette batterie était édifiée ». Élémentaire mon cher Watson !

Mais le développement de la batterie se fait tardivement et c’est seulement à partir de 1746 qu’un projet plus ambitieux de fort à proprement parler prend forme. La contrebande à l’îlet à Ramiers eut donc encore de beaux jours. En 1720, Mirabeau-Desmarais, aide-major au Fort-Royal, faisait encore une déclaration sur la capture d’un interlope anglais à l’Îlet-à-Ramiers. Et combien ne furent pas pris ?

Et vous, vous connaissiez le surnom de l’îlet à Ramier ? Vous avez-eu vent d’autres lieux notoires de contrebande dans la Caraïbe ?


Archives des Anom
*Romain, JB Pr., Plan de l’isle Martinique, l’une des isles Antilles…, 1734,
FR_ANOM_13DFC149B
*La Varenne (Antoine d’Arcy de), lettre du 15 janvier 1717, FR ANOM COL C8A 22 F° 25
*La Varenne (Antoine d’Arcy de), lettre du 21 février 1717, FR ANOM COL C8A 22 F° 39
*Mesnier (Charles), lettre du 25 juillet 1717, FR ANOM COL C8A 22 F° 355
*Raisons de la demande faite de quarante canons et trois mortiers mentionnés en sept articles du mémoire ci-joint par Malherbe (16 juin 1717), FR ANOM COL C8A 23 F° 250.
*Extrait du jugement rendu par le sieur Mesnier au sujet de la barque anglaise l’Anne-Marie, de la Barbade, arrêtée à l’îlet à Ramiers par la frégate la Valeur (20 novembre 1717), FR ANOM COL C8A 22 F° 411
*Déclaration faite par le sieur Mirabeau-Desmarais, aide-major au Fort-Royal sur la capture d’un interlope anglais à l’Îlet à Ramiers et le combat livré à un autre Anglais à l’Anse du Figuier (août 1720), FR ANOM COL C8A 27 F° 193

Autre document
*Sur  « Sainte-Alouzie » autre nom pour l’île de Sainte-Lucie.

5 réflexions sur “L’îlet-à-Ramiers, foyer de contrebande en 1717

  1. Encore de jolies trouvailles et merci pour le partage. La correspondance administrative est très enrichissante et pleine de petits trésors comme celui-là. En tant que généalogiste amateur, je regrette de ne pas pouvoir passer plus de temps à fouiller. Ce sont malheureusement pas les cartons qu’on commande en premier aux archives. Ah, comme j’aimerais que cela soit accessible en ligne.

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    1. J’ai beaucoup de chance en effet, car une partie de la correspondance C8 est numérisée et c’est vraiment plein de choses croustillantes. J’ai d’ailleurs d’autres documents que j’espère partager dans d’autres billets quand j’aurai un peu plus de temps.

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