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Il y a quelque temps, j’ai été amenée à faire des recherches sur l’histoire d’une maison de Fort-de-France ; or, il s’avère que l’un de ses occupants était Béhanzin, roi du Dahomey ! J’ai ainsi, non seulement, fait des recherches sur la maison, mais j’ai aussi découvert l’histoire du souverain qui fit trembler la France de l’autre côté de l’océan, si craint, qu’on l’exila à la Martinique. Si vous ne l’avez pas encore lu, vous pouvez découvrir le premier billet sur Béhanzin, roi du Dahomey : 12 ans d’exil forcé à la Martinique #1/2 d’Abomey au Fort Tartenson qui évoque plus particulièrement les raisons de sa présence à la Martinique et les premières années d’exil. Aujourd’hui, je poursuis avec les joies et peines de la vie quotidienne du roi Béhanzin et de sa famille jusqu’à son départ de l’île en 1906. Comme dans le premier billet, je vais développer chronologiquement différents moments de sa vie et de celle de ses proches en m’appuyant notamment sur la presse.
Béhanzin dans les récits de ses visiteurs
Pour beaucoup, Béhanzin faisait figure d’attraction à ne pas manquer durant une escale à la Martinique ; du moins pour les visiteurs ayant une certaine importance sociale, car l’on ne se rendait pas auprès du souverain comme bon semblait. Au gré des archives, j’ai trouvé plusieurs récits de visiteurs :
- visite de Louis Garaud en janvier 1895, relatée dans son livre Trois ans à la Martinique (p. 269 et suivantes),
- celle d’un correspondant particulier parue dans Le Petit Parisien en juillet 1895,
- celle de Frédéric Febvre dans Le Gaulois en novembre 1895,
- celle d' »un de nos amis » dans Le Temps en avril 1897,
- celle de Georges Thiébaud dans Le Matin en décembre 1897,
- celle d’un correspondant du journal anglais le Globe parue dans Le Constitutionnel en août 1901,
- celle de Jean Lionnet parue dans Le magasin pittoresque en juillet 1902.
Non seulement le racisme s’affiche sans complexe à l’époque, mais, en plus, la méconnaissance de la situation de Béhanzin et de sa famille est parfois flagrante. Certains visiteurs parlent ainsi d’esclaves servant le roi, alors qu’il s’agit des épouses. Certaines informations sont très approximatives. Et puis, le ton général est souvent lié à l’opinion politique de celui qui écrit. Il faut donc lire les contenus avec prudence.
Néanmoins, au fil des récits, on entrevoit les modalités de rencontre. Pour se rendre auprès du roi, il fallait apparemment une autorisation du gouverneur. Sur place, la rencontre ne se passait point sans protocole ni même un certain cérémonial. Le visiteur se faisait annoncer. Béhanzin se présentait fumant sa pipe sous son grand parapluie tenu par une femme, une autre épouse tenant un crachoir. Il portait sa longue coiffe particulière et avait aussi en sa possession un sceptre en bois dur avec une crosse en argent, signe de sa royauté. Le visiteur ne manquait jamais d’apporter un petit présent, bien souvent des cigares.
Le récit de Louis Garaud, ancien vice-recteur de la Martinique, qui vit le roi en janvier 1895, est celui que je préfère. Il est le seul à prendre une certaine distance critique face à ses propres préjugés.
« Les journaux, dans leurs cruelles fantaisies, m’avaient d’abord inspiré pour le roi de Dahomey une profonde aversion. Aujourd’hui mes sentiments se sont modifiés. Je ne crois ce roi ni aussi sauvage, ni aussi sanguinaire qu’on s’est plu à le dépeindre. Je ne peux même pas me défendre d’une naissante sympathie pour lui. N’est-il pas vaincu, dépossédé, exilé?
On m’a dit qu’en se livrant au général Dodds il avait la certitude d’être décapité. C’est le sort réservé aux vaincus là-bas. Il y avait donc une certaine grandeur à affronter ainsi la mort, après la défaite. »
Ces quelques lignes mettent en lumière un paradoxe qu’on retrouve dans tous les récits. La presse n’hésite pas à présenter Béhanzin comme un « tyran sanguinaire », une « monstrueuse brute », un « sauvage »… Aussi les visiteurs semblent toujours sensibles à la capacité du souverain à recevoir dans les règles de son rang, comme étonné que Béhanzin ne soit pas aussi sauvage qu’ils l’imaginent.
1896, Ouanilo, le fils prodige
L’intérêt de la presse ne se porte pas uniquement sur Béhanzin, il se tourne aussi vers son fils, qui, en août 1896, fait l’objet d’une dépêche sur sa réussite scolaire. Ouanilo est né vers 1885, il a 9 ans environ quand il arrive à la Martinique. Il commence ses études à Fort-de-France dans l’institution des frères de Plöermel, puis il est inscrit au lycée de Saint-Pierre. Le lycée colonial de Saint-Pierre était un établissement public d’enseignement laïc pour les garçons, situé dans le quartier du Mouillage. Ouanilo arrive ainsi par le bateau, le 13 décembre 1894, pour la première fois dans la ville animée où la foule l’attend.
Si Ouanilo a débarqué à la Martinique en ne sachant guère que quelques mots de français échangés au cours de la traversée avec les marins, il s’avère être un excellent élève. Ainsi, en octobre 1895, il maîtrisait déjà suffisamment la langue pour servir d’intermédiaire à son père. En août 1896, la presse témoigne de sa réussite : 1er prix d’excellence de la langue française, d’anglais, de récitation, de géographie, le 2e prix de lecture, de calcul, d’écriture et de dessin, le 1er accessit d’histoire, d’éléments de sciences, de gymnastique !

Ouanilo fit ainsi ses études avec quelque 80 autres élèves jusqu’à la destruction de l’établissement en 1902. Après cela, il poursuivit ses études à Fort-de-France.
1897, le renvoie de l’interprète Pierre Fanou
Si Ouanilo fit la une de la presse pour ses résultats brillants, il en fut tout autrement de l’interprète Pierre Fanou. En 1897, l’administrateur demande l’autorisation de renvoyer l’homme et son épouse.
« J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien m’autoriser à renvoyer au Dahomey l’interprète Fanou détaché près de Béhanzin.
Cet interprète n’est plus d’aucune utilité à l’ex-roi qui peut aujourd’hui se servir, pour ses communications avec l’administration, du concours de son fils qui actuellement, parle et écrit passablement le français.
Fanou est en outre un mauvais esprit qui suscite constamment des ennuis à l’autorité. Il a une conduite et une tenue déplorables, et contracte des habitudes d’intempérance et fréquente assidûment les cabarets et les tripots.
Béhanzin se plaint constamment des mauvais procédés de cet interprète. »
Ainsi, en 1897 Béhanzin licencie Fanou, pour sa mauvaise conduite ; le roi compte désormais sur Ouanilo pour le remplacer dans ce rôle, lui qui brille au lycée.
1898, le déménagement à la villa Les Bosquets
En 1898, cela fait désormais 4 ans que Béhanzin est installé au fort Tartenson avec sa famille. Mais à cause du contexte géopolitique, son déménagement est demandé. Le 17 mai, un télégramme envoyé à Paris, signé par le gouverneur par intérim M. Capest, prévient qu’il faut déloger le roi et l’installer en ville. En effet, le risque d’un conflit est soulevé par la Guerre hispano-américaine ; la France sécurise donc militairement ses territoires de la Caraïbe. Tout cela implique d’employer et réarmer le fort Tartenson.
Béhanzin et sa famille sont alors installés dans une villa toute proche, aujourd’hui connue sous le nom de la Villa Les bosquets. La villa se situe juste derrière la fontaine Gueydon, à côté du séminaire collège, sur un terrain de la famille Fabre. Elle est composée d’une maison principale et de quelques petits bâtiments annexes. À l’époque c’est une maison sur un seul étage en bois, de type créole, avec une véranda autour et des ouvertures à persiennes(*). Jean Lionnet donne une courte description :
« Une petite villa, en haut d’un jardinet escarpé. Nous entrons dans une sorte d’antichambre aux persiennes closes, ayant pour tout mobilier une table et quelques chaises, dont un rocking-chair. »

Depuis la villa, l’accès à la ville est facile, un petit escalier serpente le long du morne et rejoint le pont traversant le canal Levassor. La proximité avec la ville permet aux filles de Béhanzin de se rendre de l’autre côté du canal pour flâner dans les rues, acheter des étoffes, et échanger quelques mots de créole avec les commerçantes. Des anecdotes circulent sur Béhanzin découvrant le roquefort, sur son attrait pour le champagne.
Quelques éléments de la vie quotidienne apparaissent au fil des documents. Béhanzin se nourrit de mil autant que possible, des légumes et fruits qu’il a connus dans son royaume. Il ne maîtrise pas le français, en tout cas si tel est le cas, il n’en laisse rien transparaître. Il fume constamment le tabac à la pipe et a un penchant pour l’alcool. Il préfére dormir sur des nattes à même le sol plutôt que d’utiliser les lits mis à sa disposition. La présence et l’oisiveté du souverain auraient même conduit à la création de l’expression « Ou ka pran ko pou Béhanzin« . Tu te prends pour Béhanzin !
1899, Béhanzin hué et insulté
En parcourant la presse de 1899, j’ai été surprise de découvrir un article dans La Croix du 21 juin 1899 qui faisait état d’insultes proférées à l’encontre du roi déchu. F. Mury, ancien commissaire de la marine, faisait ainsi savoir à propos de Béhanzin qu’il se serait fait huer et traiter de « sale nègre » par « pas beaucoup moins nègre que lui » lors de son arrivée. Je ne sais que penser de la véracité des propos, car l’article évoque un fait qui s’est déroulé 5 ans auparavant ! Pourquoi émerge-t-il seulement à ce moment-là ? Je ne sais pas ; néanmoins, vrai ou faux, anecdotique ou reflet d’une opinion largement partagée, ce passage est intéressant, car il interroge sur les rapports de la population martiniquaise à Béhanzin.
Aujourd’hui, Béhanzin semble plutôt perçu comme un symbole de la lutte anticoloniale sur le continent africain ; mais à l’époque, il n’a pas nécessairement été accueilli en héros noir par les Martiniquais et Martiniquaises. En effet, Béhanzin était connu pour pratiquer l’esclavage et le sacrifice humain dans son royaume. Or, à la Martinique, l’abolition de l’esclavage avait tout juste 50 ans, le souvenir de ce que représentait le statut d’esclave était nécessairement vivace et douloureux.
Une autre explication est peut-être à chercher dans le discours assimilationniste qui avait cours à la Martinique à l’époque. Sans rentrer dans le détail, dans les années 1820 à 1848, la lutte pour l’égalité juridique des personnes enclencha un processus politique d’assimilation, premier acte d’une longue démarche de tentative d’intégration à la nation française par une partie de l’élite de couleur. La culture politique de l’assimilation du XIXe siècle cherchait à gommer les particularismes culturels des Antillais et tendait à marquer autant que possible la distance avec les Africains pour se conformer à la perception occidentale des nations dites « civilisées » ; comme le rappel Louis Garaud, la presse ne manquait pas de présenter les Africains noirs comme des sauvages ou des brutes… Cela pourrait aussi expliquer des marques de mépris à l’égard de Béhanzin.
Décès et naissances autour de Béhanzin
Les années aidant, les joies et les peines de la vie de famille touchèrent celle de Béhanzin à la Martinique. En 1899, Adandédjan (faisant office de secrétaire et apparenté au roi) mourut d’une bronchite chronique, le 15 mai, à l’hôpital militaire. Néanmoins, la famille allait s’agrandir. Sa fille Abopanou, 24 ans, donna naissance à Frédéric le 11 mai 1901 (le père est officiellement inconnu). Quelques mois plus tard c’est Mecouillon, 22 ans, qui donnait naissance à Gabriel le 31 août 1901 dont le père était Gabriel Loriot, agent du gouvernement. Enfin, Abopanou eut, en 1906, Andréa, fille de l’officier de cavalerie Louis Souffler. Il existe aujourd’hui des descendants issus de ces enfants nés à la Martinique.
Les requêtes pour un retour au royaume natal
Même si la vie suivit son cours au fil de toutes ces années, Béhanzin ne renonça jamais à demander son retour au Dahomey : octobre et décembre 1895, août 1896, juin 1897, octobre 1898, mars 1902… La presse fit souvent état de ce désir incessant. Durant tout son exil, Béhanzin eut une santé chancelante et se plaignit du climat trop froid à ses yeux. La presse le décrivit à de nombreuses reprises comme « s’ennuyant », mais plus que cela, c’est la nostalgie qui semble l’avoir miné. Littéralement, il s’est langui de son royaume. Après l’éruption de la montagne en 1902, ses demandes se firent de plus en plus insistantes… Faute de réponse du gouvernement, le roi se tourna vers de possibles soutiens politiques. Notamment, il écrivit par l’intermédiaire de son fils une lettre au député Gaston Gerville-Réache pour plaider en faveur de son rapatriement. Le courrier fut rendu public par le député (vous pouvez le lire dans L’Éclair du 28 octobre 1902) ; il devint alors difficile pour le gouvernement d’ignorer la demande du roi déchu. Pour autant, la réponse fut négative. Néanmoins, à partir de 1905, la presse relaya massivement la demande exerçant une pression médiatique qui poussa le gouvernement à céder.
1906, sur le long chemin du retour
Avril 1906, c’est la fin de 12 ans d’exil à la Martinique pour Béhanzin et sa famille ! La famille, agrandie par les naissances et accompagnée de quelques membres de la domesticité (dont la gouvernante que l’on reconnaît avec sa tête marée de madras sur l’illustration) font partie du voyage. À bord du paquebot le « Martinique », le petit groupe met le cap sur la métropole, avant de naviguer, fin avril vers Alger. La famille est alors installée non loin de la capitale algérienne, à Blida. Mais la santé du vieux roi s’est considérablement dégradée. Alors qu’il est de retour sur le continent africain depuis quelques mois à peine, il meurt le 10 décembre 1906, à 61 ans, à Alger, sans avoir réalisé son vœu le plus cher : retourner sur sa terre natale au Dahomey.
Il faudra alors 22 ans de plus pour que sa dépouille soit rapatriée. Faisant suite à la requête des enfants du défunt, c’est seulement en 1928 que le corps rejoint la terre du Dahomey, tant le seul nom du roi faisait redouter aux autorités françaises son pouvoir.
Mise à jour : 31/01/2020
En novembre 2019, dans le cadre du programme #Foyal350 commémorant les 350 ans de la création de Fort-Royal, aujourd’hui Fort-de-France, je parlais de l’histoire du roi Béhanzin à la Martinique.
La conférence est disponible sur Youtube.
(*) La villa Les Bosquets se trouve sur un terrain plusieurs fois morcelé, originellement inclus dans l’habitation Tartenson. Henri Fabre a acquis de sa tante le fond de terre où se trouvait la villa le 31 mars 1906, autrement dit, au moment même où Béhanzin quittait les lieux. Henri Fabre serait à l’initiative de la construction des bâtiments tels qu’on les connaît aujourd’hui, avec une maison plus grande que celle dans laquelle vivait Béhanzin et établie sur deux niveaux. Le terrain fut ensuite vendu à la Colonie en 1922 ; la maison devint un hébergement de fonction pour les procureurs généraux.
Bibliographie
- Amegboh Joseph, Béhanzin Roi d’Abomey, ABC. Paris, 1975.
- Léger Jacqueline, Béhanzin exil d’un roi, Direction des bibliothèques départementales. Fort-de-France, 1995.
- Louis Patrice, Le Roi Béhanzin, du Dahomey à la Martinique, Arléa, 2011.
Archives
Archives territoriales de Martinique
- Fonds Robert Rose-Rosette 14J.
- Récit d’une visite faite au roi Béhanzin par Jean Lionnet, Le magazin pitorresque en juillet 1902, 1J64/15.
- série géographique, 1mi486.
- série géographique, 1mi1476.
Bibliothèque numérique Manioc
- Louis Garaud, Trois ans à la Martinique, [S.l.] : Alcide Picard et Kaan, 1895.
Retronews
Les dépêches sont généralement reprises avec plus ou moins de détails dans plusieurs journaux ; je n’en cite qu’un à chaque fois à titre d’exemple.
- Le Petit Parisien du 10 juillet 1895, (récit de visite)
- Le Gaulois du 11 novembre 1895, (récit de visite)
- Le Temps du 18 avril 1897, (récit de visite)
- Le Matin du 1er décembre 1897, (récit de visite)
- Le Constitutionnel du 22 août 1901, (récit de visite)
- La Petite Gironde du 23 août 1896, (réussite scolaire de Ouanilo)
- La Croix 21 juin 1899 (affaire des insultes)
- L’Éclair du 28 octobre 1902 (supplique du roi publié par Gerville Réache)
- Le Petit Marseillais 13 novembre 1902 (réponse à la supplique)
- La République française 19 février 1906 (départ annoncé)
Iconographies
Bibliothèque nationale de France : Martinique. Béhanzin à Fort-de-France et une de ses femmes, photographe André Salles, 1894
Fondation Clément :
Martinique – La fontaine Gueydon à Fort-de-France, F014.04.182.
Algérie – Béhanzin ex-roi du Dahomey sa famille et sa suite. 1906. F014_06_160.
Library of Congress : King Bihuazin [i.e. Béhanzin] of Dahomey, and his two wives [standing on porch] – French government prisoner in Martinique, Fort de France, 1902, 2003680275. (Extrait en tête d’article, photo vraisemblablement prise à la Villa Les Bosquets)
Bonjour, Serait-il possible de connaître le nom de l’auteur pour le citer correctement dans un article ? Merci
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Bonjour,
S’il s’agit de citer ce billet de blog, Jessica Pierre-Louis. Je suis l’auteure de tous les contenus de ce site pour l’instant. Je me présente un peu plus en détail ici : https://tanlistwa.com/presse/
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Bonjour,
La mise à l’honneur récente des Amazones du Dahomey par « Hollywood », m’a ramené à me souvenir du roi Béhanzin exilé sur notre île.
Mais si le roi est reparti avec sa famille comment peut-il rester des descendants vivants en Martinique?
c’est cette question que je me posais lors de mes recherches sur des articles qui en parlent.
Un récit captivant pour une lecture somme toute agréable.
Merci.
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