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Il y a plusieurs années, au cours d’une conversation, il avait vaguement été question d’un roi africain venu à la Martinique ; je n’avais alors pas accordé plus d’attention à cette information glissée dans le flot des paroles. Et puis il y a quelque temps, j’ai été amenée à faire des recherches sur l’histoire d’une maison de Fort-de-France ; or, il s’avère que l’un de ses occupants était Béhanzin, roi du Dahomey ! J’ai ainsi, non seulement, fait des recherches sur la maison, mais j’ai aussi découvert l’histoire du souverain qui fit trembler la France de l’autre côté de l’océan, si craint, qu’on l’exila à la Martinique. Aujourd’hui, je vous parle des 12 années d’exil forcé de Béhanzin à Fort-de-France. Pour ce faire, je vais développer chronologiquement ce qu’a pu être sa vie et celle de ses proches en m’appuyant notamment sur la presse (avec tout ce que cela nécessite de prudence quant au contenu).
Comment Béhanzin, roi du Dahomey, arrive-t-il à la Martinique en 1894 ?
Comme le sujet ne m’était pas familier, mes premières interrogations se sont portées sur l’histoire de Béhanzin : qui était-il et comment s’était-il retrouvé à débarquer un jour de 1894 dans notre petite île ?
Héritier d’une lignée de roi depuis plusieurs siècles, Béhanzin était né sous le nom Ahokponou Nyakaja Honsinyenli, en 1845, sur le plateau d’Abomey. Fils du roi Gléglé et de la reine Nan Akossou Mandjanou, il était devenu l’héritier du trône en 1875 sous le nom de Kondo. Son père mourut en décembre 1889. Kondo, 45 ans, monta alors sur le trône et fut amené à régner sur le Dahomey ; il prit le nom de Béhanzin Aïdjéré. Bien plus que ses ancêtres, Béhanzin dut faire face à la présence croissante des puissances européennes qui colonisaient et se constituaient des empires sur le continent africain. La conférence de Berlin (1884-1885) en particulier œuvra au partage de l’Afrique, confirmant la présence française dans la région de Ouidah et Cotonou.

Source Wikipédia
Béhanzin dut donc gérer tant bien que mal cette présence française. Il essaya d’en tirer profit par le biais de l’accord de Ouidah, conclu le 30 octobre 1890, qui reconnaissait à la France le protectorat sur Porto-Novo, en échange d’une rente annuelle de 20.000 francs. Mais cet accord ne fut qu’un répit dans sa lutte anticoloniale. En 1892, les troupes françaises menées par le colonel Doods envahirent le Dahomey. Le 4 novembre, l’armée de Béhanzin fut presque détruite. Sur les 15000 hommes et 4000 célèbres amazones (femme guerrière), on compte environ 4000 tués et 8000 blessés. Doods entra dans Abomey en flamme. Béhanzin tenta en vain de négocier, il poursuivit sa lutte avec les quelques forces armées qu’il lui restait. Finalement, en janvier 1894, il se livra de son plein gré à l’unique condition de pouvoir se rendre en France pour rencontrer le président Sadi Carnot, qu’il considérait comme son égal. Cette rencontre n’eut jamais lieu. Béhanzin fut envoyé, non pas à Paris auprès du président, mais en exil forcé… à la Martinique. Pour lui, c’était le début d’un long voyage.
De l’autre côté de l’océan atlantique, Delphino Moracchini, le gouverneur de la Martinique était consulté le 23 février 1894, pour savoir si la présence de Béhanzin posait problème dans la petite île ; il n’y vit pas d’inconvénient. Il pensait que tous les gouverneurs avaient été consultés comme lui-même. Pourtant il n’en était rien ! Béhanzin était un homme puissant et influent ; le gouvernement français cherchait donc autant que possible à l’éloigner de son pays, mais aussi de son continent. La Martinique, une petite île séparée du Dahomey par un océan, offrait à la fois une situation propice à éviter une évasion et un climat qui semblait acceptable pour le roi déchu. Victor Ballot, le premier gouverneur du Dahomey de 1894 à 1900, en savait quelque chose ; il était lui-même né en 1853 à la Martinique ! C’est lui qui aurait eu l’idée de cette destination d’exil. Ainsi, le 12 mars, Moracchini reçut une dépêche confirmant l’internement de Béhanzin à la Martinique. L’ancien roi du Dahomey était attendu pour la fin du mois.
Béhanzin « prisonnier » au fort Tartenson à la Martinique
Le 30 mars 1894, en fin d’après-midi, la foule des curieux fut nombreuse sur la Savane et les quais de Fort-de-France pour apercevoir le roi Béhanzin. Celui-ci débarqua avec sa suite, fut reçu à l’hôtel du gouvernement (actuelle préfecture) pour les nécessaires formalités d’usage, puis fut mené à sa résidence assignée : le fort Tartenson.

Source Fondation Clément : F014_06_143
Le fort Tartenson avait été construit entre 1857 et 1873 pour consolider la défense de Fort-de-France et de sa baie. Mais en 1894, il était vide et inutilisé. Aussi le gouverneur se proposa d’y héberger le souverain. Outre l’économie de loyer, l’espace permettait une surveillance aisée de son hôte. Comme le reconnaît la presse de l’époque, Béhanzin n’était pas un prisonnier à proprement parler, il était libre de se déplacer dans l’île et devait être traité eu égard à son rang ; mais ses faits et gestes, ses déplacements en particulier étaient surveillés.
Au fort Tartenson, un espace fut rapidement réaménagé pour recevoir le roi. Quelques cloisons ajoutées dans un bâtiment permettaient de former des pièces afin de loger Béhanzin. L’ameublement était minimaliste ; cela n’échappa pas à un visiteur. Frédéric Febvre décrit ainsi dans le journal Le Gaulois du 11 novembre 1895 (p/ 3/4) : « une vaste pièce s’éclairant sur la cour du fort côté des remparts, 6 chaises, un tapis, un grand fauteuil au fond une portière donnant accès dans les appartements du Roi et de ses femmes et c’est tout ! » Quelques personnes avaient aussi été mises à disposition pour les besoins domestiques.
Béhanzin n’était pas venu seul à la Martinique. Il fut accompagné par :
- 4 de ses femmes (il en avait beaucoup plus !) : Etiomi, Sénocom, Ménousoué, et Dononcoué,
- 4 enfants (il en avait beaucoup plus aussi !) : ses filles Abopanou , Kpotassi , Mécougnon (15 à 17 ans) et son fils Ouanilo 9 ans,
- son secrétaire (et apparenté) Adandédjan,
- enfin Pierre Fanou, l’interprète, et son épouse Falégué.

Source Fondation Clément : F014_06_155
Béhanzin et la cathédrale de Fort-de-France
Alors que Béhanzin était exilé dans l’île depuis 3 mois à peine, le 25 juin 1894, le président de la République française, Sadi Carnot, fut assassiné. Partout en France, des cérémonies d’hommage furent organisées. Ainsi, à la Martinique, Béhanzin assista à une cérémonie religieuse en hommage au président le 3 juillet 1894 dans la cathédrale de Fort-de-France. Béhanzin avait déjà été au contact du monde catholique, du fait de la présence des missionnaires sur le continent africain ; néanmoins, il semble qu’il prit part ce jour-là à sa première messe et qu’il affectionna depuis lors de se rendre dans l’édifice. Béhanzin fut ainsi invité pour participer officiellement à l’inauguration de l’édifice achevée le 2 juillet 1895 ; puis, quelques semaines plus tard, le 21 août 1895, il assista encore à la cérémonie des cloches destinées à la cathédrale de Fort-de-France. Il devient alors un fidèle visiteur du lieu. Son attrait était-il lié au faste des lieux et aux personnes importantes qui le fréquentaient ou simplement à l’ennui de sa vie d’exilé ? Béhanzin se questionnait-il sur le pouvoir des Dieux, les siens et ceux des autres ? Je n’ai pas pu creuser la question, mais je m’interroge sur le rapport du « vaincu » aux croyances du « vainqueur » en pareille circonstance(*).
Le temps des rumeurs
Toujours est-il que la vie de Béhanzin à la Martinique suscite bien des rumeurs dans les journaux parisiens. La presse se fait ainsi le relais d’un premier on-dit suivant de peu l’arrivée du roi. Dès septembre 1894, les titres font état d’un faux Béhanzin à la Martinique ! Le vrai serait toujours sur le continent africain, organisant dans l’ombre la lutte anticoloniale ! La rumeur est fausse, mais il fallut attendre octobre 1895, pour qu’elle se dissipe.
D’autres bruits émergent en juin 1895 ; cette fois-ci ils sont relatifs aux conditions de vie de Béhanzin. Une première rumeur raconte que le roi étant incapable de supporter le climat, il est prévu qu’il reparte vers telle ou telle destination. Cette fois, il y a un fond de vérité dans la nouvelle : il est vrai que Béhanzin semble ne jamais avoir assez chaud dans les témoignages de ceux qui lui rendent visite ; néanmoins, il n’a jamais été question pour l’administration française de le déplacer pour autant.
L’autre rumeur est probablement née du regard critique, mais déformé, de la participation de Béhanzin et sa famille à des réceptions mondaines. La presse informe qu’on force Béhanzin et ses filles à danser pour obtenir quelques faveurs/douceurs, bref, qu’on en fait des bêtes de foire. Là encore, c’est faux ; rien d’aussi dégradant n’est imposé au roi. Cependant, plusieurs récits témoignent de la participation de Béhanzin et sa famille à des réceptions. Le 5 avril 1894, Béhanzin recevait les hauts fonctionnaires et dames de la société. Fin octobre 1894, le roi était convié sur une frégate pour une réception. Dans ces moments de sociabilités, le père ou ses filles pouvaient être amenés à partager quelques pas de danse ou à entonner quelques chants. Or il est assez certain, du moins je le crois, que leur présence et la façon dont ils échangeaient à partir de leur propre code culturel étaient sources d’une curiosité, parfois malsaine, voire d’incompréhension des personnes qui y assistaient. La mention du torse nu des femmes (et aussi des hommes) revient ainsi souvent dans les récits de visiteurs marqués (pour ne pas dire choqués) par cette différence culturelle.

Le coût de Béhanzin
Autre sujet de discussion autour du roi, celui de son coût d’entretien. Après son arrivée en mars 1894, en l’espace de 9 mois, 20000 francs avait été dépensé pour installer Béhanzin et sa suite. Cela ne plaisait guère à Victor Ballot, gouverneur du Bénin (autorité coloniale au Dahomey), car c’était son administration qui avait à charge les frais de l’exilé. Aussi, il fit progressivement réduire le budget annuel, oubliant l’engagement pris en 1894 de consacrer 14.000 francs par an aux frais de traitement du roi (dépêche ministérielle de mai 1894) ; le chiffre en vint même à passer sous la barre des 5000 francs, semble-t-il, or rien que les frais de scolarité de son fils Ouanilo s’élevaient à 930 francs par an. Les journaux locaux se firent le relais de ces informations d’une allocation passé de l’équivalent de 60 à 12 francs par jours. Il y aurait même eu une chanson : « Quat’femmes, Trois YChes, douze francs pa jou/ mais ni de quoi renn’an roi fou ! » [Quatre femmes, trois enfants, douze francs par jours, mais il y a de quoi rendre un roi fou !]
Le roi n’est pas devenu fou, mais, loin de ses terres, sa vie ne fut pas non plus celle d’un homme heureux. Dans le prochain billet, je vous parle des joies et des peines de sa vie quotidienne en Martinique, de celle de sa famille et de l’interminable espoir de revoir son royaume.
Envie de lire la suite ? Béhanzin, roi du Dahomey : 12 ans d’exil forcée à la Martinique #2/2 de la Villa les Bosquets à Blida.
(*) À la fin du XVII siècle et au début du XVIIIe siècle, quelques couples de Kalinagos n’hésitaient pas à traverser le canal de Sainte-Lucie ou de la Dominique pour faire venir baptiser leur enfant, sans pour autant avoir adopté la religion catholique pour eux-mêmes (pas de mariage) ; on peut supposer que parmi les motifs, il y avait l’idée de protéger l’enfant avec les « dieux du vainqueur » qui au regard de la situation de domination avaient pu paraître pour certains plus fort que ses dieux originels.
Bibliographie
- Amegboh Joseph, Béhanzin Roi d’Abomey, ABC. Paris, 1975.
- Léger Jacqueline, Béhanzin exil d’un roi, Direction des bibliothèques départementales. Fort-de-France, 1995.
- Louis Patrice, Le Roi Béhanzin, du Dahomey à la Martinique, Arléa, 2011.
Archives
Archives territoriales de Martinique
- Fonds Robert Rose-Rosette 14J.
Retronews
Les dépêches sont généralement reprises avec plus ou moins de détails dans plusieurs journaux ; je n’en cite qu’un à chaque fois à titre d’exemple.
- Le Gaulois du 11 novembre 1895 (récit de visite)
- L’intransigeant du 4 juin 1895 (sur la rumeur du déplacement de Béhanzin à cause du climat)
- Le phare de la Loire du 19 juin 1895 (sur le scandale des « danses »)
- Le petit caporal (mise au point sur le scandale des « danses »)
- Le Figaro 1855 du 18 octobre 1895 (sur la rumeur du « faux Béhanzin »)
Iconographies
J’ai récupéré les fonds de carte sur Wikipédia.
Dans le fonds des cartes postales de la Fondation Clément :
- Martinique, Le roi Béhanzin débarquant à Fort-de-France, F014_06_143
- Ville de Fort-de-France, Béhanzin et sa famille (Martinique), F014_06_155
Sur la bibliothèque nationale de France
- Martinique. Béhanzin, ses 3 femmes (Vilo-Toté, Etiam, Mounoussouai) et ses 3 filles (Abopano, Potossai, Mécougon) au fort Tartenson (Déc. 1894), [photogr.] Salles ; [photogr. reprod. par Radiguet & Massiot?], 1894
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