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Je vous ai parlé récemment de la refonte de la base de données « Saint-Pierre 1902 ». C’est une base orientée sur les victimes de l’éruption volcanique, mais elle permet aussi plus largement de documenter la société du début du XXe siècle. Au fur et à mesure de mon travail de restructuration, certaines données qui s’étalaient sous mes yeux m’ont interpellée. En particulier, j’ai été marquée par quelques cas de demandes d’adoption d’orphelines des suites de la catastrophe, car ces demandes ont fait échos à une non moins marquante lecture antérieure : le livre Une poupée en chocolat d’Amandine Gay. Aujourd’hui, je vous propose un bref focus.
Une poupée en chocolat d’Amandine Gay, un remarquable essai

Une poupée en chocolat est un remarquable essai qui s’appuie sur l’expérience de l’autrice pour développer les enjeux politiques et la violence systémique contemporaine de nos sociétés relativement à l’adoption. C’est un livre qui m’a touchée, car il a créé un espace de réflexion dans ce qui était pour moi un impensé. Certes, j’avais bien relevé toutes ces personnes blanches qui adoptent des enfants non-blancs, mais je n’avais jamais pour autant questionné le système d’adoption, encore moins à l’aune du colonialisme et du racisme. J’étais surtout nourrie d’une vision très stéréotypée de l’adoption, ne percevant que le long parcours du combattant d’adultes décidant d’adopter un orphelin sans jamais réfléchir à ce qu’impliquaient les mécanismes d’adoption notamment du point de vue de la personne adoptée et de toute la violence que cela représente à son égard tant dans l’enfance qu’à l’âge adulte. Aussi, quand j’ai travaillé sur la base de données Saint-Pierre 1902, j’ai repensé aux travaux d’Amandine Gay, aux enjeux juridiques et culturels de l’adoption transnationale et transraciale, à ses origines coloniales, à la profondeur de pratiques problématiques inscrites de longue date dans nos sociétés.
Les adoptions d’orphelins de la catastrophe de 1902
Il y eut de nombreux orphelins et orphelines des suites de la catastrophe de 1902. Il y en avait d’ailleurs aussi avant ; perdre un parent n’était pas si rare. Pas loin de 300 dossiers sur les 2000 constitués contiennent un formulaire d’orphelin. Certains enfants (scolarisés ou déplacés avant le 8 mai hors de la zone détruite) perdent leurs deux parents en 1902 ; d’autres qui avaient perdu un parent antérieurement à la catastrophe perdent le second parent ou la personne tutrice lors des éruptions. Souvent, un membre proche de la famille prenait en charge l’enfant : oncle et tante ou grands-parents, plus rarement un frère ou une sœur aînée, parfois même un proche sans lien de parenté.
Mais ce ne sont pas ces cas-là que je souhaite mettre en lumière. Non. Ceux qui m’ont marqué sont bien plus dérangeants, voire clairement écœurants. Dans la multitude des dossiers, quelques notes témoignent des rapports de domination et du racisme, au moment des demandes d’adoption des orphelines de la catastrophe.
Loin de la Martinique, certains font des demandes d’adoption, mais non de n’importe quel enfant : race, docilité, honorabilité sont au cœur des choix. Les fiches de Léon Rochette décrivent un ancien négociant en dentelles à Turin qui s’est retiré à Vals depuis 1880. Selon la Préfecture de la Haute-Loire, il jouit d’une bonne moralité et d’une bonne aisance matérielle. Dans une lettre du 7 juillet 1902, il est indiqué qu’il « se rendra à Paris dès l’arrivée des orphelines martiniquaises susceptibles d’être adoptées afin d’effectuer son choix » et « il ne souhaite pas de négresse ». Il lui est proposé Camille Berthe, 9 ans, du Gros-Morne, orpheline, fille naturelle de feue Marie Françoise Bonneau et d’un père inconnu blanc. Quelques mois plus tard, l’homme renonce à adopter une orpheline « vu qu’il est difficile d’en trouver une issue d’une famille honorable ».
Dans la même veine, dame Gramet accorde une grande importance à la couleur de la peau. La femme est directrice de l’école maternelle dans le département de la Seine ; elle avait le désir de recueillir une orpheline âgée de 6 mois à un an. Il a été proposé au couple Gramet la petite Gabrielle, 10 mois, fille naturelle de parents morts dans la catastrophe. L’enfant est « de race noire mais au teint clair », rédhibitoire pour les Gramet. Une lettre rappelle que la femme avait le « désir de recueillir un enfant qui puisse être considéré comme le sien », elle « renonce à sa démarche puisque l’enfant proposé semble avoir le teint bistre et les cheveux crépus ».
Les autres cas qui m’ont frappée concernent les recherches de domestique. 54 ans après l’abolition de l’esclavage, certaines personnes projettent de faire leur marché parmi les enfants orphelins. Jeanne Dousset de Villevert, qui vivait à Paris, proposait ainsi « d’adopter une négresse âgée de 17 à 18 ans qui lui servirait de domestique », la lettre précise que « cette jeune fille devra être intelligente et docile issue d’une famille honorable et avoir déjà servi dans une bonne maison ». Ce n’est pas la seule. En juin 1902, souhaitant accueillir une orpheline de la Martinique, Ch. Lechennes est décrit comme un homme marié, père de 2 enfants, receveur municipal en Algérie, ancien soldat du 3e régiment de Zouaves, ayant participé à la guerre contre l’Allemagne et à la répression de l’insurrection algérienne en 1871. Une autre lettre de janvier 1903 rappelle son désir de subvenir à l’entretien et à l’éducation d’une orpheline de 12 à 14 ans ; Sylvanie Marie Geneviève Franquesty, née au Morne Rouge, 12 ans, fille orpheline de Marie Philomène, blanchisseuse, disparue dans la catastrophe, aurait pu être celle-là. Toutefois, la demande reçoit un avis défavorable du préfet de Constantine « au motif que le demandeur souhaite en faire une domestique à son service ».
Ce sont là des cas visibilisés d’abus, mais combien d’autres ont fait des demandes sans en préciser des motifs tout aussi peu glorieux ? Ce qui me pose problème ici, ce n’est pas le placement comme domestique en tant que tel (bien que les rapports de domination qu’implique la domesticité sont tout aussi questionnables), mais plutôt le fait que des personnes envisagent d’en trouver à peu de frais par le biais des orphelines de la catastrophe. Ces demandes concernent toujours des filles. Les orphelins ont aussi fait l’objet de demande d’adoption, mais je n’ai pas croisé de problématiques équivalentes dans les fiches parcourues (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas eu !).
Bien heureusement, toutes les demandes d’adoption ne sont pas du même acabit. Je suis par exemple davantage partagée sur les motivations de Rose Latour (ou Latour de Seyne). En juin 1902, une lettre précise qu’elle est corsetière, domiciliée à La Seyne-sur-Mer, qu’elle désire adopter une orpheline martiniquaise (noire ou blanche) âgée de 12 à 15 ans qu’elle formerait et qui pourrait plus tard assurer la gérance de ses intérêts. Une autre lettre de septembre 1902 permet de savoir qu’elle avait 31 ans, et était épouse divorcée. La femme voulait adopter l’orpheline Germaine Pignol, 14 ans, élève interne au pensionnat colonial, dont la mère couturière est décédée dans la catastrophe. Toutefois, après avoir été gardée un temps par sa marraine, l’enfant fut recueillie par son oncle, préfet apostolique de la Guyane.
La préfecture du Var étant favorable à la demande d’adoption de Rose Latour ; d’autres orphelines lui ont donc été proposées (Angèle Fabre, Émilienne Rafin). C’est finalement dans le dossier de Louise Leroy d’Harcourt qu’on apprend que, fin octobre 1902, sa nièce, Désirée Martin « brûlée lors de l’éruption du 30/08/1902 au Morne Rouge mais survivante » était en instance d’être adoptée par Rose Latour. Elle avait 13-14 ans et était la fille de Pierre Martin et Joséphine Marie Leroy d’Harcourt qui eux n’avaient pas survécu à leurs blessures. Il pourrait encore s’agir de l’exploitation potentielle pure et simple d’une mineure, mais j’ai tendance à penser qu’il peut aussi s’agir de montrer la capacité à offrir les ressources et un avenir pour l’enfant demandée de la part d’une femme pouvant être évaluée comme ayant une situation socioéconomique trop fragile.
En rassemblant les données sur Désirée Martin, je me suis rendue compte qu’elle n’était pas la seule enfant du couple décédé. En septembre 1902, Louise Leroy d’Harcourt avait sollicité un rapatriement en France pour elle et les orphelins Martin. Désirée avait en effet un petit frère, Pierre Louis Joseph (8 ans en 1902) ; ce dernier réapparaît dans un courrier de 1809. Il avait désormais 15 ans, il était pupille du comité de secours aux sinistrés de la Martinique, élève au collège Carnot de Fontainebleau d’où il avait fugué, son déplacement était envisagé. Leur tante, elle, vivait toujours à Fort-de-France.
Tout cela me questionne. Comment se construisent les personnes adoptées qui subissent un déplacement vers la métropole, perdent la proximité familiale, culturelle, géographique, parfois linguistique et doivent de surcroît porter la charge de la gratitude envers la famille adoptante ou l’état ? Ses personnes ont-elles pu surmonter la violence de leur déracinement en 1902 en plus de l’horreur de la catastrophe vécue ? Comment fait-on famille ? Peut-on seulement faire famille quand certains adoptants ont une visée utilitariste de l’adoption ? Que disent ces mécanismes d’adoption des politiques familiales ?
Il ne s’agit pas pour moi de produire une analyse poussée sur les orphelins et l’adoption en 1902, mais de vous rappeler que cette base offre plus que la possibilité de suivre le destin individuel d’ancêtres ; elle est aussi un outil pour questionner la société dans son ensemble et nourrir nos réflexions sur des sujets majeurs. Dans mon cas, la base aura contribué à une nécessaire réflexion sur l’histoire des personnes adoptées en illustrant une partie des propos développées par Amandine Gay sur les enjeux et la violence de l’adoption en France.
Bibliographie
- Gay, Amandine. Une poupée en chocolat. La Découverte, 2021.
- (*)Guillaume, Pierre. « Les victimes de la Montagne Pelée en 1902, l’accueil bordelais ». Revue historique de Bordeaux et du département de la Gironde 3, nᵒ 1 (2003): 143‑54. https://doi.org/10.3406/rhbg.2003.1437
Cet article évoque d’autres cas d’orphelins.
Webographie
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