L’histoire du Bumidom : Péyi an nou de Jessica Oublié et Marie-Ange Rousseau

Tanlistwa, couverture de la bande dessiné, Péyi an nou, représentant une plage des Antilles avec des traces de pas, la mer bleue lisse et en fond comme émergeant à l'horizon de la brume telle une île lointaine la ville de Paris en gris symbolisé par la tour Eiffel et l'arc de triomphe.

Temps de lecture : environ 5 minutes.
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J’adore la section bande dessinée (B.D.) de la bibliothèque universitaire, car on y trouve beaucoup d’ouvrages qui touchent à la connaissance de nos territoires caribéens. C’est là que j’ai découvert Diab’-là, adaptation du roman de Joseph Zobel, ou La légion Saint-Georges, histoire autour du célèbre Chevalier, de Roland Monpierre, les aventures du mythique voilier Belem par Jean-Yves Delitte, les missions de recherches scientifiques sur les végétaux en forêt guyanaise dans Le chant du Paypayo de Julie Blanchi… En particulier, j’ai adoré L’encyclomerveille d ‘un tueur – L’orphelin de cocoyer grands-bois de Chamoiseau et Ségur, sublime tant pour le dessin que l’histoire (et très frustrant, car la suite ne fut pas produite!), et j’ai été très marquée par Les esclaves oubliés de Tromelin de Savoia, un récit mêlant l’histoire tragique d’esclaves abandonnés 15 ans sur un îlot au large du Pacifique, l’expérience du bédéiste Savoia, qui a accompagné une mission scientifique sur le site, et le travail des archéologues.

Bref la section B.D., c’est un petit bonheur pour accéder à la culture, l’histoire  et la connaissance de nos espaces caribéens. C’est justement pour ça, qu’aujourd’hui, je vous parle B.D. et singulièrement d’une autre pépite : Péyi an nou, qui retrace l’histoire du Bumidom et du déplacement de milliers d’Antillais vers la France hexagonale entre 1963 et 1982.

La rencontre qui change tout

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Pour tout vous dire, il y a quelque temps, j’étais tombé sur le livre au gré de mes farfouillages dans les bacs à B.D. La couverture m’avait séduite, mais en feuilletant rapidement l’ouvrage, je n’avais pas accroché au graphisme ; or, c’est un critère important des B.D. que j’emprunte au hasard des bacs… je l’avais donc reposé. C’eût pu être une brève rencontre, une courte histoire !

Heureusement pour moi, il y a quelques semaines, la bibliothèque proposait une conférence intitulée Penser la création documentaire en bande dessinée. Je m’interroge toujours sur les moyens de médiation de la recherche scientifique pour la rendre accessible au plus grand nombre. J’aime lire des B.D. Je trouve que c’est un super support pour la diffusion de connaissances historiques. Je me rends donc à la conférence dans l’idée d’apprendre un peu d’un milieu que je connais peu, mais dont j’imagine le potentiel pour diffuser mes propres recherches.

Pendant cette rencontre, Jessica Oublié, scénariste, Nicola Gobbi, dessinateur, Vinciane Lebrun, photographe, nous parle de leur travail en cours : Tropiques toxiques, une B.D. documentaire sur le chlordécone qui doit voir le jour dans quelques mois. Jessica est passionnante à écouter. Son projet, sa démarche, le sens de ses actions…, cela fait écho à des choses importantes pour moi. La rencontre se fait autour de Tropiques toxiques, mais bien évidemment, on aborde aussi sa création précédente Péyi an nou. Je sors alors de là avec le fort désir de lire la B.D. On fera fi du graphisme, je veux voir le contenu et son traitement ; je veux me plonger dans son travail !

Péyi an nou, l’histoire du Bumidom

Dans Péyi an nou, Jessica Oublié s’interroge sur son histoire familiale, sur celle de son grand-père qui a vécu une partie de sa vie en France. C’est ainsi qu’elle se retrouve à enquêter deux ans sur le Bumidom.

Créé en 1963, le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer, Bumidom, fut un outil de gestion démographique, en fonction jusqu’en 1981. L’organisme était chargé d’accompagner le déplacement des habitants de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Réunion vers la France hexagonale[*]. Des milliers de jeunes hommes et femmes venaient ainsi couvrir des besoins en main-d’œuvre à des postes peu prisés dans l’hexagone.

Pour moi, la force de la B.D. tient au fait que le récit incorpore à la fois des rencontres avec des chercheurs spécialistes de cette histoire, des témoignages de femmes et d’hommes touchés par cette situation, et des extraits de sources dans quelques doubles pages disséminées au long du livre.

Au fil des pages, le lecteur découvre le contexte qui amène à la création du Bumidom, les caractéristiques de son fonctionnement, ses conséquences, mais aussi tout le contexte politique, économique et social qui l’entoure. J’ai par exemple été étonnée des modalités de recrutement (surtout de l’existence d’enquête sociale!) pour les candidats au départ. J’ai été intéressée par les planches évoquant les centres de formation en France que je ne connaissais pas. J’ai apprécié les développements sur les mouvements militants de l’époque qu’ils soient actifs dans les îles ou dans l’hexagone (Ojam, Gong, syndicats étudiants…), car ils permettent d’avoir une vue d’ensemble du climat politique et des tensions sociales à l’œuvre.

Tout en étant documentée historiquement, la B.D. fait la part belle à la variété des ressentis, des vécus et des parcours des personnes parties à cette période : les espoirs, les désillusions, les opportunités saisies, les déchirures… J’ai trouvé précieux que la BD évoque aussi le ressenti de ceux restés au pays, les relations entre ceux partis et ceux restés, les répercutions pour ces hommes et femmes, pour les générations suivantes nées « là-bas » …

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En 1961, la population des trois îles était de 917 889 personnes (349 282 à la Réunion, 276 545 à la Guadeloupe, 292 062 à la Martinique[**]) ; avec quelque 160 000 personnes déplacées des DOM en moins de 20 ans (estimation la plus basse, auxquels il faut ajouter les migrations spontanées, tout aussi élevées qui se font parallèlement!), difficile d’être issu d’une famille antillaise qui n’aurait pas été concernée de près ou de loin par cette histoire.

Toute historienne que je suis, je ne suis pas spécialiste d’histoire contemporaine, aussi, j’ai beaucoup appris et j’ai trouvé la B.D. très éclairante sur bien des aspects. Non seulement je regarde désormais mon histoire familiale avec un œil nouveau, mais j’ai aussi le sentiment de mieux saisir les conséquences actuelles de cette histoire pour la communauté antillaise, que ses membres soient installés aux Antilles ou dans l’Hexagone.

Vous l’aurez compris, comme pour Les Marrons de la mer de Georges B. Mauvois ou Liens de sang d’Octavia Butler, Péyi an nou fait partie de ces livres accessibles dont je recommande la lecture pour découvrir les moments majeurs de notre histoire. Et vous, avez-vous lu ce récit graphique ? Connaissez-vous l’histoire du Bumidom ? Fait-elle partie de votre histoire familiale ?


[*] La Guyane n’était pas concernée par l’explosion démographique avec seulement 33 505 habitants et n’a donc pas été soumise à la promotion intensive au départ.
[**] Chiffre tiré des recensements mentionnés dans les pages Wikipédia de chaque territoire.

Bibliographie

Jessica Oublié, Marie-Ange Rousseau, Péyi an nou, Steinkis, 2017.

Autres ressources

Sur Manioc, conférence Des circonstances aux conséquences, autour de l’exposition « MEMWA » et du roman graphique « Peyi an nou »., 2018.

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