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L’an passé, j’avais eu le plaisir de recevoir dans ma boîte aux lettres Bordeaux Métisse, Esclaves et Affranchis du XVIIIe à L’Empire de Julie Duprat ; il semble qu’une nouvelle tradition est sur le point de se mettre en place, puisque cette année j’ai reçu Parcours contrastés des abolitionnistes Cyrille Bissette et Victor Schoelcher de Léo Ursulet. Aujourd’hui, je vous parle donc d’un nouvel ouvrage qui relate les parcours parallèles des deux figures importantes dans le combat anti-esclavagiste en France dans la première moitié du XIXe siècle.
L’objet du livre n’est pas tant de raconter l’histoire de l’abolition de l’esclavage et de tous ses acteurs, que de confronter le parcours de deux hommes illustres dans le combat anti-esclavagiste sur la scène politique de l’époque. Il s’intéresse en particulier à leur profil, à leurs actes et à leur affrontement ; parce que, si Victor Schoelcher et Cyrille Bissette ont tous deux participé au combat pour l’abolition de l’esclavage depuis Paris, on ne peut pas dire qu’ils l’aient fait côte à côte, main dans la main. L’auteur écrit ainsi qu’il a cherché « à connaître leurs thèses propres afin de pouvoir démêler l’écheveau de leurs divergences de vue » dans leurs engagements contre l’esclavage.
Les deux hommes ont un profil social très différent. L’un est « blanc », issu d’un milieu bourgeois, a grandi en France. L’autre est « libre de couleur », né à la Martinique, et appartient à l’élite de sa classe, mais dans une société coloniale où cette classe est discriminée par le préjugé de couleur en raison de son origine et de la couleur de sa peau. Bissette fait d’ailleurs durement les frais du préjugé de couleur, puisqu’en 1824, il fut poursuivi et condamné avec acharnement dans l’affaire éponyme, pour avoir eu en sa possession une brochure qui défendait la suppression juridique du préjugé de couleur (brochure dont il n’était même pas l’auteur!). Il passa ainsi notamment 2 ans au bagne de Brest.
Si je savais que Bissette avait participé à la répression des esclaves dans la révolte du Carbet en 1822 et qu’il était au cœur de l’affaire qui porte son nom, je ne connaissais pas pour autant le détail de sa vie et de ses engagements politiques, une fois exilé à Paris, pas plus que je ne m’étais intéressée dans le détail à la vie et aux engagements politiques de Schoelcher et encore moins à leur affrontement.
Au fil des chapitres, grâce aux nombreuses et longues citations de leurs principales publications, j’ai pu mieux comprendre, les sources d’influences, les stratégies politiques des deux hommes dans leur combat jusqu’à l’abolition de l’esclavage, mais aussi après, l’évolution de leur discours et les dates clés sur le plan politique. Le livre ne met pas en avant que les « beaux discours » et « beaux actes » de chacun, mais il fait aussi le récit de leur ambiguïté, de leurs « vilaines phrases », offrant une vision plutôt nuancée et une mise en perspective de leur parcours et rôles respectifs. On y trouve aussi quelques incursions sur des questions du temps présent (réparation, statue, mémoire, politique de l’oubli du passé…).
Quelques éléments que j’ai retenus en vrac…
- Louis Fabien et Cyrille Bissette avaient été initiés maçons à la « Loge Les Trinosophes » du Grand Orient de France en 1828 ; cela a contribué à s’interroger sur le préjugé de couleur au sein des loges et à l’essor des loges d’hommes libres de couleur en Guadeloupe. Victor Schoelcher était aussi maçon, reçu à la Loge des Amis de la Vérité du Grand Orient de France en 1822.
- Bissette fut le premier en 1835 à défendre l’abolition franche et immédiate des esclaves, plutôt qu’une abolition progressive. Schoelcher promeut cette position à partir de 1842.
- Bissette a demandé à être intégré à la commission instituée début mars 1848 pour préparer l’élaboration des décrets d’abolition de l’esclavage. Schoelcher, qui était à la tête de cette commission, a refusé de l’intégrer. Quand on voit les écrits de Bissette sur Schoelcher tout au long de la période qui précède, ce n’est pas si étonnant ! Ce dernier lui répondra publiquement à partir de 1848 dans le cadre de leurs confrontations électorales.
- Il semble qu’il y a toute une réflexion de Schoelcher pour choisir dans la commission des personnes qui ne seraient pas trop susceptibles de ralentir l’élaboration des décrets ; autrement dit les gens (même pro-abolition), qui avaient des opinions trop tranchées sur le sujet et qui auraient donné lieu à des débats sans fin, n’ont pas été choisis pour faire partie de la commission par Schoelcher. Entre la révolution de février et les élections législatives d’avril, la fenêtre de tir était courte. Stratégie politique.
- Schoelcher a ainsi proposé une indemnisation des esclaves à la commission, puis rapidement renoncé pour s’assurer d’obtenir au plus vite que l’abolition soit actée pendant qu’il était influent et avant que le contexte politique ne change et risque de remettre à beaucoup plus loin dans le temps l’émancipation générale.
- La révolte du 22 mai 1848 des esclaves à Saint-Pierre a entraîné l’abolition immédiate de l’esclavage à la Martinique, et quelques jours plus tard à la Guadeloupe ; mais les conséquences s’étendent plus loin encore et notamment aux îles vierges danoises !
- Après le refus de Schoelcher essuyé par Bissette, ce dernier s’est tourné vers les colons qu’il combattait auparavant à cause du préjugé de couleur pour faire cause commune contre Schoelcher. Le résultat n’est pas glorieux.
Si l’ouvrage dresse spécifiquement les portraits de Victor Schoelcher et de Cyrille Bissette, il est aussi l’occasion de mettre en lumière d’autres personnes qui ont gravité autour des premiers ; j’ai apprécié de découvrir André Isambert le défenseur de Bissette lors de son procès en 1824, et d’avoir quelques éléments sur Louis Fabien et Jean-Baptiste Volny, principaux accusés au côté de Bissette en 1824. Le livre s’intéresse aussi au pasteur Guillaume Félice, à Auguste Perrinon, à Frédéric Procope Jeune, à Pory-Papy… pour leurs rôles politiques ou institutionnels respectifs en France ou à la Martinique.
De nos figues historiques
Léo Ursulet écrit à propos de Bissette et Schoelcher que « les mobiles véritables dépassaient les limites de disputes éventuelles sur une place de leadership dans le combat en faveur de la cause de l’abolition de l’esclavage. L’affrontement était beaucoup plus profond et mettait en évidence de graves incompatibilités de personnes ». Je suis d’accord avec ce point de vue et pourtant au sortir de la lecture, j’ai été marquée par mon sentiment de déception à l’égard des actes de Bissette, alors que j’étais tellement enthousiaste à l’idée de mieux connaître son combat.
Bissette m’a fait l’effet d’un homme caractériel, se mettant à dos ses compagnons d’infortune (il a une violente altercation avec Louis Fabien en 1835), méprisant toute idée ou initiative dont il n’aurait pas été le centre, l’initiateur, l’auteur ou le dépositaire… En y réfléchissant, l’intransigeance de Bissette pour des alliés potentiels dans le combat antiesclavagiste m’a rappelé, d’une certaine manière, des questions que soulèvent les discussions actuelles sur la « pureté militante ». Comment peut-on rejeter les nécessaires discussions sur les termes d’un combat fait de visions plurielles, vouloir imposer une vision unique et exiger des parcours irréprochables alors même que l’on se réclame d’un combat pour la reconnaissance d’autrui comme d’un égal, pour le droit humain ? Comment détermine-t-on les stratégies, les arrangements, les renoncements que l’on est prêt à prendre ou non pour tendre vers son objectif ? Bissette et Schoelcher ont tous deux eu une perspective qui a évolué au fil des ans et ont dû faire des choix pour tendre vers leurs objectifs. Si je comprends les divergences d’opinion ou de façon d’être qui empêchent la collaboration malgré des combats partagés, j’ai plus de mal à concevoir le bien-fondé d’une opposition systématique, dénigrante, quand elle implique au final de littéralement retourner sa veste… Au point que je me demande jusqu’où furent poussés l’opportunisme et l’égo de Bissette plutôt que sa conviction pour la cause abolitionniste. Peut-être faut-il voir, comme le note Léo Ursulet, que « Bissette semblait considérer la situation au lendemain du décret d’abolition comme un aboutissement, Schoelcher, lui, se souciait de l’avenir ». Tout cela ne retire pas à Bissette son mérite pour avoir défendu le premier la libération franche et immédiate des esclaves en 1835, mais cela n’en fait pas non plus la figure admirable ou inspirante que j’aurais aimée et me laisse en pleine réflexion quant à la manière dont on peut et veut valoriser nos « héros historiques ».
En ce début d’année, voici donc une suggestion de lecture pour vous faire votre propre avis et mieux comprendre le parcours politique des deux hommes.
Bibliographie
- Léo Ursulet, Parcours contrastés des abolitionnistes Cyrille Bissette et Victor Schoelcher, France, Orphie, 2022.