L’Hôpital militaire de Fort-de-France #1/3 La laborieuse construction

Tanlistwa, carte postale en noir et blanc montrant le portail de l'ancien Hôpital militaire de Fort-de-France avec un petit cabanon de gardien sur la droite

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Il y a quelques mois, j’ai travaillé à la mise en ligne d’une base de données recensant des informations contenues dans des actes notariés du XVIIIe siècle à la Martinique.  Au fil de mon travail sur la base, j’ai pu repérer des données étonnantes ou singulières, propices à présenter des aspects méconnus de l’histoire et qui méritaient à mon sens au moins un article de blog.  Parmi les actes, celui sur les biens de l’hôpital de Fort-Royal (aujourd’hui Fort-de-France) m’a particulièrement surpris, car on y trouve 82 esclaves travaillant dans la structure ; autant que sur une petite habitation sucrière ! J’étais intriguée et curieuse de savoir ce que faisaient les femmes et les hommes réduits au statut d’esclaves dans un tel établissement. Je vous propose donc un article en deux temps, trois épisodes : aujourd’hui, je vous parle de l’hôpital militaire de Fort-de-France, de son projet à la fin du XVIIe siècle et de sa laborieuse construction au XVIIIe siècle. Dans la prochaine partie, j’évoquerai en détail les hommes et femmes, esclaves, au service des malades à la fin du XVIIIe siècle.

L’hôpital de Fort-Royal, un ancien hôpital militaire

Tanlistwa carte postale, Martinique. Hôpital militaire de Fort-de-France ,1915
Carte postale, Martinique. Hôpital militaire de Fort-de-France [1915]

Quand j’ai lu l’intitulé de l’acte « annotation des biens de l’hôpital de la ville du Fort de La République », j’ai d’abord pensé qu’il pouvait s’agir de l’hôpital civil qui ouvre pour la première fois en 1793, mais quelques vérifications m’ont permis de voir qu’il s’agissait en fait de l’ancien hôpital militaire, apparemment aussi connu sous le nom d’Hôpital Saint-Louis et pendant la période révolutionnaire comme l’Hôpital de Beauséjour.

Tanlistwa, Plan IGN, parce Aimé césaire, ancien hopital militaire de Fort-de-France
Dans l’encadré rouge, le parc Aimé Césaire, ancien hôpital militaire de Fort-de-France

L’ancien hôpital militaire correspond à l’actuel espace culturel du parc Aimé-Césaire. Il est situé place José Marti à Fort-de-France, sur un terrain de 3 hectares environ. Depuis 1979, une partie des bâtiments est inscrite au titre des Monuments historiques.
On parle de l’ancien hôpital militaire, car l’établissement tenu par des religieux avait vocation à accueillir les soldats malades ou blessés des troupes du roi, mais les matelots, y compris des navires marchands, les ouvriers, les pauvres du secteur étaient aussi accueillis par la structure au XVIIIe siècle.

Fin XVIIe – début XVIIIe siècle : l’impérieux besoin d’un hôpital à Fort-Royal

L’hôpital militaire fut une nécessité dès la fin du XVIIe siècle pour couvrir les besoins de prise en charge des malades à Fort-Royal. En novembre 1678, le gouverneur Blénac projetait déjà que la donation par le sieur Villamont de ses biens à son décès permettrait de faire  « un hôpital qui aurait été considérable, et commode, pour ce quartier, son habitation n’en étant qu’à cinq cents pas, sur le bord d’une rivière ».

Pourtant, il fallut plusieurs années avant que l’établissement soit construit et sa gestion confiée aux  frères de la Charité.  Ainsi, vingt ans plus tard, le 4 mai 1699, le gouverneur d’Amblimont écrivait au ministre des colonies : « je ne crois rien de plus pressé Monseigneur que de faire faire l’hôpital du fort Royal pour la conservation des sujets du Roi, tant pour la garnison d’ici qui est la plus considérable des iles que pour les équipages des vaisseaux et les pauvres habitants qui n’ont pas de quoi subsister ».

En 1703, le gouverneur Machault de Belemont en était au même point : « il est toujours temps Monseigneur de vous représenter la nécessité qu’il y a d’avoir ici un hôpital, les maladies y sont fréquentes, j’en parle par expérience, un des capucins qui est passé de France est mort et j’ai cinq de mes domestiques malades, et il est souvent arrivé qu’en transportant les malades au bourg St Pierre, il en est mort en chemin. Une personne charitable a fait un don de dix-huit mille livres, qui par l’emploi que les frères de la Charité en ont fait a doublé, en sorte que rien n’empêche que cet hôpital ne se bâtisse incessamment. » Le besoin est tel qu’il insistait à nouveau dans une lettre le mois suivant : « la mort de mon aumônier et d’un de mes domestiques et le grand nombre des autres qui sont malades me remet toujours devant les yeux le besoin qu’on aurait ici d’un hôpital par l’état déplorable où se trouve un pauvre matelot ou soldat que l’on transporte dans un canot au bourg St Pierre, exposé au soleil ou à la pluie pendant plusieurs heures, et qui souvent meurt en chemin. »

C’est seulement en 1708, que la situation finit par se débloquer, le temps notamment de résoudre partiellement la répartition du poids financier de la construction et de l’entretien de l’hôpital (les représentants du roi et les frères de la Charité cherchant réciproquement à faire porter autant que possible le coût de l’investissement à l’autre institution). Un courrier de l’intendant Arnoul de Vaucresson mentionne que l’ingénieur Binois de Reteuil établit alors un plan de l’hôpital qu’il estime à 53 037 livres.

tanlistwa, Binois de Reteuil, Nicolas, ingénieur en chef,"Plan de l'hôpital à faire au fort Royal de la Martinique.", 15 juin 1708, map
Par Binois de Reteuil, Nicolas, ingénieur en chef,Plan de l’hôpital à faire au fort Royal de la Martinique, 15 juin 1708.

1709-1722 : la laborieuse construction de l’hôpital à la périphérie de la ville

L’hôpital militaire fut donc construit à partir de 1709, selon le plan établi par l’ingénieur Binois, sur un terrain situé à la périphérie de la ville. Mais la construction prit du retard ; l’ingénieur Binois  était tombé malade et partageait son temps entre l’île de la Grenade et la Martinique. En 1711, la maçonnerie était finie, néanmoins, un courrier de l’intendant Arnoul de Vaucresson raconte que : « la charpente de l’hôpital du fort Royal serait en place si l’ouvrier avec qui on a passé le marché, et qui est le seul propre à faire cet ouvrage n’avait été continuellement occupé dans le fort royal aux ouvrages qu’y fait faire M. Le général ». Le bâtiment n’était alors toujours pas en état de recevoir ses premiers malades. 

Outre le peu d’ouvriers qualifiés pour assurer la réalisation des travaux, il fallait aussi faire face au manque de moyen financier. En 1715, comme ses prédécesseurs, le gouverneur Duquesne-Guitton écrivit ainsi : « ce que je crois le plus utile et plus pressé à faire ici est d’achever l’hôpital ; j’y ferai travailler si tôt qu’il y aura quelque argent. Les malades qu’on est obligé de transporter d’ici à Saint Pierre meurent souvent en chemin, cependant il faut les y envoyer car nous n’avons aucuns remèdes ici. »

Enfin, en juillet 1722, il ne fut plus nécessaire d’envoyer les malades de Fort-Royal à l’hôpital de Saint-Pierre. Le conseil de marine pouvait désormais écrire : « les religieux de la Charité étant établis aux îles du vent pour avoir soin des hôpitaux, on a averti le supérieur d’envoyer des religieux pour desservir l’hôpital du Fort Royal qui est achevé ». 

1722-1763 : L’hôpital de Fort-Royal dans ses premières années de fonctionnement

En 1722, les travaux étaient suffisamment avancés pour permettre l’accueil des premiers malades. Ainsi avant même que n’y soient accueillis officiellement les religieux de la Charité pour en prendre la gestion, on recensait déjà une quarantaine de soldats malades en février.

En octobre 1722, un long courrier de l’intendant Besnard fit le point ; on se rend compte que de nombreux travaux étaient encore nécessaires et que l’hôpital manquait de matériel pour prendre soin des malades. Au début du mois de juin 1723, quand les frères de la Charité prirent possession des lieux, il y avait seulement 16 lits pour accueillir les malades ; en 1726, malgré une progression,  la capacité n’était encore que de 40 lits.

tanlistwa, Houel, Vincent, ingénieur, Plan de l'hospital [hôpital] du Fort Royal de la Martinique.19 novembre 1725, map
Par Houel, Vincent, ingénieur, Plan de l’hospital [hôpital] du Fort Royal de la Martinique. 19 novembre 1725

Le plan dressé en novembre 1725 par l’ingénieur Houël permet de voir en rouge les parties achevées, en jaune celles projetées qui restaient donc à construire ou achever. Étaient construits : la chapelle, la sacristie et le clocher, à côté les chambres des religieux, puis une salle, des escaliers pour l’étage, et enfin le « réfectoire servant de cuisine jusqu’à ce que le bâtiment soit finit ». Il restait à achever l’infirmerie devant accueillir le gros des malades, l’apothicairerie, la chambre de l’infirmier, la garde-robe (une buanderie), la cuisine, les petits offices, le laboratoire.

Il fallut aussi faire face aux aléas naturels, un coup de foudre en juillet 1722 qui abîma la toiture, une inondation en août 1723 qui menaça le terrain et les infrastructures, et il fallut encore penser à des aménagements comme une concession de terrain pour établir une savane et une ménagerie destinées au service de l’hôpital en 1751.

L’inventaire de l’hôpital de Fort-Royal en 1763 et l’affaire des frères de la Charité

En 1763, le gouverneur Fénelon n’était pas particulièrement satisfait des frères de la Charité ;  c’est le moins que l’on puisse dire ! Pour vous donner une idée de l’ambiance, dans un courrier du 25 septembre 1763, Fénélon, particulièrement remonté ce jour-là, écrit au roi que les frères de la Charité sont « des moines sordidement intéressés et nullement des Religieux humains et charitables », « des moines avides et insolents », il est d’avis « qu’on les mette dehors, qu’on les renvoie en France » et poursuit en disant que « les frères de la Charité me donneront toutes les malédictions possibles, mais je m’en moque, il est temps qu’ils portent la peine de l’impunité dans laquelle ils ont vécu dans ces colonies »« j’avoue qu’ils me sont odieux ». Soyons clairs, ce type de reproches est présent avec plus ou moins de vigueur et exprimé plus ou moins explicitement tout au long du temps de leur présence dans les Antilles. Mais ce qui est intéressant en 1763, c’est que le différend fut poussé si loin, que les frères de la Charité furent temporairement démis de la gestion de l’hôpital, et que des inventaires de tous les effets furent établis pour l’occasion !  On a donc une idée de ce que contenait l’hôpital et de l’environnement dans lequel évoluaient les esclaves.

Parmi les archives, la facture générale des marchandises… du 7 juin 1763 montre les besoins pour la garniture des matelas et oreillers, les couvertures, les draps et autres linges de lits, les chemises, bonnets et le nécessaire pour habiller les malades, les nappes et serviettes et toute la batterie de cuisine (plat, salière, marmites…), les objets pour le service de la nourriture (écuelle, chopine gobelet, biberon, couverts, un peu de vaisselle en faïence…), mais aussi les objets pour le quotidien des malades (« urinaux » ou palettes à saigner, bassin de commodité…), les toiles pour draper les morts…
L’état estimatif des effets apportés à l’hôpital du Fort-Royal par les frères de la Charité … permet d’avoir une idée des meubles (armoires, canapés, chaises, lits…) mais aussi le petit mobilier et les objets (codex, balances, mesures…), l’alcool (vin, tafia) et le contenu de la chapelle.
L’état des quantités de drogues … consommées avant l’inventaire… donne quant à lui une idée des produits utilisés (quinquina, réglisse, sel, tartre émétique, teinture de myrrhe et d’aloès…).
Le procès-verbal donnant le détail des meubles, effets et médicaments cédés au roi par les religieux de la Charité du Fort-Royal lorsqu’ils ont abandonné la gestion de l’hôpital de cette ville 26 septembre 1763 permet de compléter les connaissances précédentes. Pour moi, il est particulièrement utile pour connaître les « drogues et médicaments » : baume du Canada, styrax liquide, ambre grive, emplâtre vésicatoire, vitriol de Chypre , gomme arabique, eau de mélisse, sel de saturne, sel d’absinthe, sel sédatif de Homberg (acide borique), huile d’amande douce, opium, essence de térébenthine, eau de cannelle, blanc de baleine, camphre, rhubarbe… Je ne connais pas la moitié de ce que je viens de vous lister et ce n’est qu’un petit échantillon ! Sur plusieurs pages s’égrainent des dizaines et dizaines de produits. Si un ou une spécialiste de l’histoire de la santé ou de la médecine passe par là, il y a à mon avis de quoi faire un article !
Enfin, l’aperçu des dépenses de la régie de l’hôpital du Fort-Royal depuis le 10 juillet jusqu’au premier novembre 1763″… met en lumière ce dont avait besoin l’hôpital pour fonctionner, mais qui n’était pas produit sur place. Au temps de la régie du roi, il y avait de la nourriture achetée à l’extérieur (viande, volaille, œufs, légumes et le pain) ou prise dans les magasins du roi (riz, vin, farine, bœuf salé), le canot pour le transport de bois et le bois en lui-même. Une ligne de dépenses était aussi dédiée aux « Loiers de nègres infirmiers » ; j’imagine donc que les esclaves des frères de la Charité chargés des soins avaient été maintenus sur le site, car des esclaves infirmiers ce n’est pas si commun ; mais comme ils n’appartenaient pas au roi, une somme couvrant la location des esclaves devait être versée à leur propriétaire pour leur mise à disposition.

L’hôpital de Fort-Royal après le tremblement de terre du 16 février 1771

En février 1772, une sorte de convention fut signée : c’est le marché conclu avec le frère Juste Vialard, procureur-syndic des religieux de la Charité, au sujet des hôpitaux de la Martinique. Il s’agit du renouvellement des accords établis entre les frères de la Charité et l’administration coloniale pour la gestion de l’hôpital. Le document et quelques lettres rédigées pour cette occasion permettent de savoir que l’hôpital a été sévèrement endommagé lors du tremblement de terre de 1771 ; plusieurs passages du marché sont ainsi consacrés à la prise en charge des travaux indispensables à la reconstruction. Une lettre du ministre au gouverneur nous apprend aussi que suite au séisme,  les religieux ont rétrocédé les bâtiments, jardins et cours de l’hôpital au roi, pour ne s’occuper que de la gestion quotidienne à proprement parler de l’hôpital.

Pour les lecteurs intéressés, sachez qu’un courrier du frère Philippe Trumeau, supérieur de l’ordre de la Charité, aux religieux de son ordre au Fort-Royal compare point par point, le marché de 1772, valable pour neuf ans, en référence au précédent, ce qui permet de voir la continuité et les nouveaux ajustements réalisés dans la gestion de l’hôpital.

Surtout, le marché de 1772 est important, car il permet de mieux connaître le quotidien des esclaves de l’hôpital, mais, ça, je vous en parle dans le prochain épisode !

Lire la suite :


Archives nationales outre-mer, Correspondance série C8A
Il existe de très nombreuses correspondances évoquant l’hôpital de Fort-Royal dans le moteur de recherche des archives. Je ne référence ici que celles citées dans le billet.

Archives nationales outre-mer, Cartes et plans du Dépôt des fortifications et des colonies

Base de données Esclavage en Martinique de Manioc

Webographie

Iconographie

Une réflexion sur “L’Hôpital militaire de Fort-de-France #1/3 La laborieuse construction

  1. Quelle belle idée que ce projets d’indexation d’informations relatives aux esclaves dans les actes notariés !
    Vous avez choisi de très jolies illustrations et je découvre qu’il y a beaucoup de documents accessibles en ligne sur le site de l’ANOM.
    J’attends avec impatience les articles suivants et pour voir ce que les archives révèleront sur le rôle des esclaves dans les hôpitaux de l’époque.

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