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J’ai beaucoup travaillé sur les registres paroissiaux de la Martinique. Pour la thèse notamment, j’ai réalisé une collecte sérielle de plus de 14 000 actes de sépulture sur les XVIIe et XVIIIe siècles. Or, il y a peu j’ai découvert sur Twitter le hashtag #100ansavant1900. Il s’agit d’un projet participatif lancé par Nouvelles branches pour recenser les centenaires de France antérieurs au XXe siècle.
J’ai donc consulté ma base de données pour voir si j’avais quelques vénérables vieillards. J’ai été surprise quand j’ai réalisé que 33 actes de sépultures mentionnaient des centenaires. Parmi eux, 5 supra-centenaires (110 ans ou plus). Vous pouvez les découvrir dans ce tableau.
Vous vous posez la question de la véracité des sources ?
Vous faites bien !
Comme l’a écrit le blogueur Mascarenhas974 à propos d’une femme décédée à 114 ans : « Oui mais »! Sur les 33 cas, nombreux sont ceux qui ne sont pas vérifiables faute de sources préservées. Il s’agit notamment des personnes de couleur libres – 10 personnes dont la plupart ne possèdent qu’un prénom – et des personnes nées à Saint-Christophe ou ailleurs dans les Antilles. Pour celles-là, on ne pourra probablement jamais vérifier les actes de baptême. Pour les autres, nés à la Martinique ou dans le royaume de France, ce n’est pas toujours aisé non plus.
Passons au jeu de détective et de déductions. J’ai pu retrouver le destin de quelques femmes, dont Madelaine Aubin. Étant donné qu’elle a 16 ans au recensement de 1680, Madelaine Aubin serait née vers 1664. Elle se marie en 1690 à Case-Pilote avec Gabriel Thiboult. L’âge n’y est pas précisé, mais vu le recensement, elle aurait alors 24 ans, ce qui correspond parfaitement à l’âge moyen d’une mariée de l’époque. Quand elle décède en 1750 à Fort-Royal, elle serait donc âgée de 86 ans et non de 100 ans.
Léonarde Demiot est née à Saint-Pierre. Elle apparaît dans le recensement de 1680. Son âge n’est pas donné, mais généralement les recensements suivent un ordre à peu près régulier : chef du foyer, femme, enfant(s) de l’aîné au plus jeune. Or dans ce recensement Léonarde est la 3e des 4 enfants cités. On peut donc penser qu’elle a au moins un an en 1680. Christine sa soeur, enfant n°2 de la fratrie, serait née vers 1678 d’après son acte de décès. Il y a donc de fortes chances que Léonarde soit née autour de 1679. Elle meurt en 1767. On peut donc penser qu’elle a environ 88 ans à son décès, plus ou moins quelques années, mais point 100 ans.
Rose Dollé est dite créole, veuve de Claude D(…) à son décès. J’ai retrouvé une Rose Dolle de 8 ans au recensement de 1680, elle serait donc née vers 1672. La Rose Dolle du recensement se marie en 1694 à Jean-Baptiste Prenelé devenant ainsi sa 3e femme. Il est plausible que Claude soit un second mari. S’il s’agit bien de la même Rose Dolle, cela est très probable, elle aurait donc 91 ans à son décès.
Selon l’indication portée à son mariage en 1694 avec Roger Millouin, Marguerite David est âgée d’environ 25 ans. Elle serait donc née en 1669. Quand elle meurt en 1761, elle a donc environ 92 ans. On se rapproche, mais là encore point de centenaire!

Marie-Rose Martin meurt en 1787. Je n’ai pas pu retrouver d’autres actes pour évaluer son âge pour l’instant. D’après la généalogie reconstruite dans Personnes et familles à la Martinique au XVIIe siècle, le mariage de ses parents a eu lieu avant 1683 ; son frère Jacques est baptisé en 1690, le second Louis se marie en 1716 ; Marie-Rose se marie en 1712 avec Étienne Maillet, né vers 1685. Tout porte à croire que Marie-Rose est née après 1685, mais si elle meurt en 1787, cela en fait toujours une possible centenaire! Marie-Rose Martin est celle qui est le plus certainement une centenaire, mais pour l’instant je n’ai pas de preuve.
Bilan : 33 centenaires signalés, aucun confirmé. Oui, mais pourquoi?
J’ai fait quelques statistiques sur le relevé de mes décès. Et j’ai remarqué plusieurs choses. Pour les décès ayant lieu avant l’âge de 25 ans, les âges des défunts sont plutôt maîtrisés, par contre, au-delà, on voit apparaître une surreprésentation des gens dont le décès est indiqué à la dizaine (30, 40, 50, 60, 70 ans…) et dans une moindre mesure à la demi-dizaine (45, 55, 65, 75 ans…)
Ainsi pour la tranche d’âge des 20-29 ans :
- 14 % des actes précisent que l’individu est mort à 20 ans,
- 17% à 25 ans,
- les 68% restant sont répartis sur 21, 22, 23, 24, 26, 27, 28 ou 29 ans.
Si l’on s’intéresse à la tranche d’âge des 40-49 ans, cette fois :
- 38 % des actes précisent que l’individu est mort à 40 ans,
- 24% à 45 ans,
- seuls 40% des actes sont répartis sur 41, 42, 43, 44, 46, 47, 48 ou 49 ans.
Globalement plus de la moitié des décès sont inscrits sur une dizaine ou une demi-dizaine, pour les sépultures concernant des trentenaires ou plus vieux. Et le pourcentage à la dizaine ne cesse d’augmenter :
- 14 % des actes de la tranche 20-29 ans précisent que l’individu est mort à 20 ans,
- 38 % des actes de la tranche 40-49 ans précisent que l’individu est mort à 40 ans,
- 44% des actes de la tranche 60-69 ans précisent que l’individu est mort à 60 ans,
- 57% des actes de la tranche 80-89 ans précisent que l’individu est mort à 80 ans.
Autrement dit, plus les personnes meurent vieilles, plus la mémoire de l’âge précis des individus décline et l’on inscrit donc des âges approximatifs comme en témoigne la récurrence de l’expression « âgé d’environ ». Au-delà de 85 ans, les imprécisions deviennent particulièrement importantes.
Enfin, parmi tous les actes relevés qui précisent l’âge du défunt, 25% des décès que j’ai relevé concernent des enfants de moins de 10 ans… C’est beaucoup. Les premières années de la vie étaient fatales aux plus fragiles ; 72 % du groupe a moins de 4 ans. Aussi, quand on avait l’honneur de vivre au-delà de 85 ans, si vieux qu’on vous avait vu naître dans le siècle précédent, cela méritait bien parfois une petite défaillance de la mémoire d’homme et la mention d’un âge aussi symbolique que celui de centenaire.
C’est un peu frustrant ; mais je publierai une ou des mises à jour si mes recherches me conduisent à de nouvelles découvertes. Et si vous aussi vous avez rencontré des centenaires avant 1900 à la Martinique ou dans la Caraïbe, n’hésitez pas à le signaler en commentaire.
Découvrir ou participer au projet de Nouvelles branches : #100ansavant1900
Bibliographie :
PETITJEAN ROGET Jacques, BRUNEAU-LATOUCHE, Eugène, Personnes et familles à la Martinique au XVIIe siècle: d’après recensements et terrier nominatifs, Fort-de-France, Désormeaux, 2000.
VALLIN Jacques, « Why are supercentenarians so frequently found in French Overseas Departments? The cases of Guadeloupe and Martinique« . Genus, 2020, 76 (26), pp.1-17.
Iconographie tirée des ANOM :
acte de mariage (p. 1) et acte de sépulture (p. 2) de Marguerite David
acte de sépulture (p.1) de Rose Dollé
Mise à jour : 26/12/2019
Mascarenhas974 a depuis fermé son blog, le lien mort vers son site a été supprimé.
Mise à jour : 03/03/2021
Ajout de la référence à l’article de Jacques Vallin
Epatant ! Je n’imagine pas la quantité d’heures passées à dépouiller les registres. Et merci pour le partage de cette analyse de l’âge au décès-. Dans les registres de la Réunion il m’a semblé constater le même phénomène: les âges au décès sont souvent à la dizaine ou demi-dizaine quand les déclarants ne sont pas de la famille proche.
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Merci. C’est un plaisir d’analyser les données et de mieux comprendre les sources. Pour la collecte complète dans le cadre de la thèse (environ 33000 actes), j’y ai consacré 2 ans à temps plein.
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