Temps de lecture : environ 6 minutes 30.
–> Reading the English version of this post
Pour les besoins d’une étude historique, je cherchais des documents sur les Frères des Écoles Chrétiennes. Au milieu des papiers, j’ai découvert un prospectus du collège de Saint-Victor du Fort-Royal [Fort-de-France] de 1780 ! Une sorte de pub du XVIIIe siècle présentant l’établissement destiné à accueillir de jeunes hommes pour y faire leur éducation. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, j’ai trouvé son équivalent pour les jeunes femmes avec un prospectus de la maison de la Providence daté de 1768. Aujourd’hui, je vous parle donc éducation et pensionnat « de la jeunesse » de Martinique. C’est tout un programme… enfin des programmes, parce que comme vous l’imaginez peut-être, tous n’apprennent pas la même chose. Je vous propose d’aborder cela sous forme de comparatifs, mais auparavant petite présentation des deux établissements.
La Providence et Saint-Victor
En 1763, la jeunesse créole regroupait environ 3578 garçons et filles. Mais au Fort-Royal aucun établissement important ne permettait d’assurer son éducation. Le Père Charles François, supérieur des Capucins, avait bien conscience de cette lacune. Il défendit donc dans les années 1760 l’érection de deux établissements, l’un pour les filles, l’autre pour les garçons, afin de pouvoir offrir une éducation qui n’impose pas d’envoyer les enfants à Paris (ou pour les filles chez les Ursulines à Saint-Pierre). Dès 1763, l’établissement de la Providence ouvrit ses portes, suivi en 1768 par le collège Saint-Victor permettant désormais d’instruire les enfants de Fort-Royal et des environs.
La Providence se composait à ses débuts d’un bâtiment et d’un terrain, d’une cour et d’un jardin, enclos d’un mur. Elle était située entre la rue Sainte-Elizabeth et la rue du Fossé, sur l’emplacement actuel de l’ancien Palais de Justice. Saint-Victor occupait le terrain longeant la rue Sainte Elizabeth, dans le secteur de l’actuel palais de justice et de l’ancienne mairie (théâtre Aimé Césaire).

Les études à la Providence et à Saint-Victor
Côté fille, le prospectus donne vite le ton dans sa section sur l’instruction « Il n’en est pas de l’éducation des filles comme de celle des garçons, ceux-ci doivent être instruits dans les Sciences relatives à l’état où la providence les appelle, soit pour l’état militaire, soit pour le commerce ou pour les affaires, au lieu que les filles destinées ordinairement dans ces colonies, à devenir mères de famille et maîtresses de maison, ont plus besoin des vertus qui les rendent capables de remplir les devoirs de cet état, que des connaissances qui leur deviendraient au moins inutiles. » L’entrée en matière a le mérite d’être claire ; elle justifie des enseignements différents : ce n’est pas la connaissance qui importe pour ces futures dames, mais les vertus!
Les filles vont donc certes apprendre la lecture, l’écriture et l’arithmétique. Mais là s’arrête le tronc commun avec le programme des garçons. À cette base d’enseignement, s’ajoute pour elles l’histoire sainte et profane. La seconde partie du programme doit « les former à la piété, à la docilité* & à l’honnêteté », enfin la troisième « les accoutumer au travail et à l’économie » ; le tout formant les « trois parties essentielles à une fille pour assurer son propre bonheur, & celui d’une famille ». Voilà, c’est un programme d’études qui rappelle à quel point le genre est une affaire d’éducation et qu’il vous assigne une place dans la société, qu’elle vous convienne ou non!

Côté garçon, le prospectus n’évoque pas les filles ; il débute en mettant l’accent sur les études qui se veulent « les plus utiles, & les plus analogues à la destination ordinaire des enfants dans ces colonies ». Le programme s’organise sur 5 ans. Il vise à « rendre les élèves capables à leur sortie de prendre un état, & même d’entrer dans les Corps, soit Militaires, soit de l’Artillerie, soit du Génie ou de la Marine ».
Outre la base commune avec les filles de la lecture, de l’écriture et de l’arithmétique, il y a encore la capacité à tenir des livres de comptes et à maîtriser les changes étrangers.
Dans un second temps : géographie, hydrographie, histoire et « toutes les parties des Mathématiques et du Dessin, suivant les Auteurs prescrits pour l’examen des élèves dans les différents Corps ». Enfin l’apprentissage de la langue anglaise est proposé compte tenu de la proximité des possessions anglaises et des « liaisons de commerce avec l’Amérique ».
Les enseignements prévus pour les garçons sont donc très pragmatiques, les futurs élèves doivent pouvoir faire l’arpentage des terres, comprendre et produire des architectures civiles et militaires dans leurs colonies. N’oublions pas enfin l’enseignement religieux : « en outre on fait soigneusement répéter le Catéchisme dans toutes les classes, & tous les soirs il se fait une conférence générale sur les principaux devoirs de la Religion et de la société. »
La pension à la Providence et à Saint-Victor
Âge d’admission
Pour la pension des filles : « On ne reçoit de pensionnaires que depuis l’âge de six ans, jusqu’à douze : l’expérience a montré qu’au-dessus de cet âge, elles ne peuvent se plier aux règles du pensionnat ni suivre le cours des instructions, ce qui devient préjudiciable aux autres et fatigue les maîtres pour les instruire en particulier. »
Les garçons sont reçus quant à eux de 8 à 13 ans parce « qu’au-dessous ils sont trop embarrassants & qu’au dessus ils ne peuvent se plier aux règles » … ah la douloureuse adolescence.
Habillement
Pour les jeunes filles, le souhait d’un uniforme est indiqué, mais il n’est pas encore en vigueur en 1768 « afin de ne pas gêner les parents, on s’est contenté de leur prescrire l’habillement blanc » pour les fêtes, dimanche et les jours de cérémonie. Néanmoins, l’article de Rennard en 1944 précise que les filles portaient pour les jours ordinaires « des habits en indienne sur siamoise et rayés de rouge et de bleu » en robe d’enfant avec ceinture jusqu’à 8 ans et au-delà en robe à l’anglaise sans ornement.
Il est d’ailleurs rappelé aux parents, côté fille, que « comme les ajustements doivent avoir des rapports à l’habillement, on les prie de garder à cet égard la simplicité convenable, pour ne point donner trop tôt le goût du luxe et de la mondanité à leurs enfants. »
Pour les garçons, il est précisé que tous les pensionnaires sont en uniforme ; l’habit pour les jours de fête est de « camelot bleu, colet & parements rouge, vestes & culottes blanches & pour les jours ouvriers une veste en coutil rayé bleu et blanc, avec une grande culotte de même qui descend jusqu’au dessous du gras de jambe, les cheveux en queue, & un petit chapeau blanc en forme de bonnet de chauffeur. »
Prix
Comptez 660 livres annuels pour la pension des garçons. Il faut ajouter à cela 124 livres dont les frais de blanchissage (66 l.), le chirurgien (15 l.), le garde malade (6 l.) le perruquier (25 l.) et l’entretien de la salle commune et de son matériel (12 l.)
Pour les filles, c’est 400 livres annuels qui sont demandées et 99 livres pour les autres frais ; le blanchissage y est plus cher (71 l.), mais l’entretien de la salle commune est moindre (6 l.) et il n’y a pas de perruquier prévu.
Pour tous, il faut encore prévoir les fournitures -tant pour la pension que pour les enseignements – et selon les cas des cours de danse, musique, armes sont possibles moyennant finances supplémentaires.
Après une trentaine d’années d’existence, la Providence et Saint-Victor comptabilisaient des effectifs de 80 filles pour la première (en 1788) et 138 garçons pour le second (en 1790). Néanmoins, les deux établissements furent fermés lors de la Révolution française, tant à cause de celle-ci que par les difficultés de gestion qui existaient au préalable.
Et vous, connaissiez-vous ces deux établissement scolaires du XVIIIe siècle ? Si vous avez quelques minutes de lecture supplémentaire devant vous, vous pouvez lire cet article de 1944 de l’abbé Rennard conservé sur manioc.org qui s’intéresse à l’histoire de l’école de la Providence et donne tout plein de détails
*La docilité, c’est cette notion qui, peu importe la distance historique et culturelle, a le don de m’agacer. Elle est généralement invoquée pour qualifier la bonne attitude attendue d’un groupe. C’est récurrent dans les situations de discriminations. Le dominant, présupposant sa supériorité, posent comme principe que les esclaves, les affranchis, ou comme ici, les femmes doivent être dociles pour être de « bonnes » personnes, autrement dit, elles doivent être disposées à se soumettre et obéir.
Iconographie
ANOM, Plan directeur de la ville et du Fort Royal de la Martinique. 1784.
ANOM, Prospectus du collège de Saint-Victor du Fort-Royal. Imprimé. 1 p. ([1780])
ANOM, Plan et élévation de l’ancien collège S[ain]t-Victor maintenant hospice de charité au Fort-Royal. 1er mai 1826.
Archives
sur Manioc.org : Rennard, Joseph, Les écoles à la Martinique au XVIIe et au XVIIIe siècle, Fort-de-France : [s.n.]. 1944. Article extrait de la revue « Martinique », n°4, 4ème trimestre 1944, p. 200-206
aux ANOM : Prospectus du collège de Saint-Victor du Fort-Royal. Imprimé. 1 p. ([1780])
aux Archives territoriales de Martinique : Prospectus du pensionnat de la Maison de la Providence… 1768. 1mi15
Bibliographie
Cahier du patrimoine, Fort-de-France dans les années 30 II, 1992.
Delinde (Henry), Éducation et instruction en Martinique (1635-1830), France, L’harmattan, 2006.
Jos (Joseph) dir., La Terre des gens sans terre, petite histoire de l’école à la Martinique (1636-1982), France, L’Harmattan, 2003.