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En plus de mon blog, en ce moment, j’alimente aussi celui de Manioc, notamment pour mettre en valeur la collection de livres anciens numérisés. L’un des trucs sympas à ce sujet, c’est que je découvre des histoires que je n’aurais pas été amenée à étudier pour mes seules recherches habituelles. Ainsi, récemment, j’ai recensé tout un tas de mémoires de Français déportés en Guyane à la fin du XVIIIe siècle dans le cadre de la Révolution française ; j’en ai fait un article (dont j’ajouterai le lien bientôt) sur le blog de Manioc. Mais si je vous en parle ici, c’est surtout parce qu’en les étudiant, je me suis rendu compte que plusieurs déportés faisaient référence à une certaine Marie-Rose, femme de couleur. Ma curiosité d’historienne spécialisée en histoire sociale des personnes libres de couleur a été piquée. J’ai donc mené l’enquête pour en savoir plus et j’ai souhaité partager mes résultats avec vous parce que comme toujours je trouve ce type d’histoire passionnante. Aujourd’hui, je vous dresse le portrait de Marie-Rose, riche guyanaise et bienfaitrice pour les déportés, mais pas seulement !
Pour vous expliciter en quelques lignes la situation en France, le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) eut lieu dans un contexte d’affrontement entre révolutionnaires plus ou moins modérés. En l’espace de quelques mois, outre des députés, plus de 300 hommes politiques, ecclésiastiques, rédacteurs… furent arrêtés et déportés en Guyane. L’exil forcé dura jusqu’en 1800. Le bilan est lourd. Beaucoup moururent, quelques-uns s’évadèrent, 133 survécurent. Parmi eux, plusieurs publièrent des récits de leur déportation.

Le 12 novembre 1797, la corvette La Vaillante débarquait les 16 premiers déportés dont Jean-Pierre Ramel, commandant de la garde du corps législatif de la République française, et Isaac-Etienne de La Rue, ancien député. Quand j’ai démarré ma lecture du récit du déporté Isaac-Etienne de La Rue , j’ai tiqué sur un passage où il était question d’une « mulâtresse que sa pieuse charité rendoit chère à tous les malheureux ». L’information m’était familière. En effet, j’avais aussi eu mention de cette femme dans le témoignage de Jean-Pierre Ramel : « Une mulâtresse, nommée Marie Rose, femme d’environ quarante ans , fort riche, et respectée par toute la colonie à cause de sa piété et de son humanité toujours active, se distingua par son généreux empressement à nous envoyer, à nous apporter elle-même tout ce qu’elle savoit nous être nécessaire ,ou qu’elle croyoît devoir nous être agréable. »
Deux sources différentes qui évoquaient une même femme de couleur à Cayenne ? C’était suffisant pour que je me demande qui était donc cette femme charitable qui avait marqué ces hommes. J’ai donc systématiquement cherché sa présence dans les autres témoignages. Outre ceux déjà cités, elle est aussi évoquée sous la plume d’André Daniel Laffon de Ladébat, homme politique, abolitionniste et financier de l’époque, celle d’Ange Pitou, chansonnier, et encore celle de l’évêque d’Orléans, Jean Brumauld de Beauregard.
Quel portrait ces cinq déportés du 18 fructidor dressent-ils de Marie-Rose ?
Ils la présentent comme une femme de couleur riche d’un certain âge. Mais, alors que Ramel et de La Rue la décrivent comme une riche mulâtresse, Laffon de Ladébat, tout comme Brumauld de Beauregard, parle d’une « négresse ».
Exceptés aux yeux de Brumault de Beauregard qui lui reproche de « recevoir chez elle des compagnies suspectes », les autres déportés s’accordent sur les vertus qui en font une femme excellente selon les critères de l’époque. Femme « respectée par toute la colonie à cause de sa piété et de son humanité toujours active » pour Jean-Pierre Ramel ; « une mulâtresse que sa pieuse charité rendoit chère à tous les malheureux, n’avoit pas laissé échapper une si belle occasion d’exercer ses vertus : nous lui devions toutes sortes de bienfaits » chez Isaac-Etienne de La Rue, une personne « qui nous avait montré beaucoup de zèle à notre arrivée à Cayenne » pour Laffon de Ladébat.
Les différents récits montrent l’engagement de Marie-Rose pour les déportés. Elle fréquentait assidûment l’hôpital de la Charité où séjournèrent un temps les déportés et elle semblait s’attacher particulièrement au sort de Pichegru, général alors âgé d’environ 36 ans.

Jean-Pierre Ramel qui la présente comme une « digne amie » des bonnes soeurs de la Charité, dit que « L’hôpital étoit l’habitation favorite de Marie Rose, et ses visites y furent d’autant plus fréquentes, que nous devenions plus malheureux. Ce vif intérêt qu’elle prit à notre sort ne s’est jamais refroidi. C’étoit à Pichegru qu’elle adressoit toujours ses petits dons , et il n’a jamais manqué de les partager avec ses compagnons d’infortune, comme aussi la reconnoissance que nous devons tous à cette excellente femme. » L’intérêt pour Pichegru est aussi souligné par Isaac-Etienne de La Rue qui insiste aussi sur sa bonté : « Pichegru en étoit le principal objet : mais Pichegru pouvoit-il s’isoler de nous quand il s’agissoit d’adoucir notre sort ?… Estimable Marie-Rose, vous ne lûtes pas exceptée de l’inhumaine défense: heureusement que votre ingénieuse bonté sut tromper la vigilance de nos cerbères : cette rigueur ne fit que doubler le prix de vos bienfaits, et vos droits à notre reconnoissance. » Même Brumault de Beauregard s’accorde à dire qu’elle fut « une des personnes qui fit le plus de bien aux déportés, même à mes associés ».
Quand les 16 premiers hommes furent déplacés hors de Cayenne et postés à Sinnamary, Marie-Rose intervint encore pour veiller à leur confort en envoyant à leur côté des hommes et des femmes à leur service. Jean-Pierre Ramel rappelle que « Nos malades furent soignés par deux vieilles négresses; une troisième, dont le mari étoit dans le fort, et que la bonne Marie Rose avoit envoyée comme étant sûre de son honnêteté, servoit le général Pichegru. » Isaac-Etienne De La Rue précise : « nous acceptâmes, d’après les instances de la bonne Marie-Rose, les offres de ses protégées », Laffon de Ladébat en use aussi : « 7 nivôse. — J’ai écrit plusieurs lettres hier au soir et ce matin. Je les ai envoyées par les nègres de Marie-Rose qui arriveront le décadi à Cayenne. »
Quand les quelque 300 déportés suivants arrivèrent ; elle en fit placer chez des personnes libres de couleur. Brumault de Beauregard note qu’« elle leur servit pendant un mois un repas à deux services. Elle en vêtit plusieurs, et en fit placer un grand nombre, surtout chez des propriétaires nègres, où ils furent mieux qu’ailleurs. » Elle accueillit elle-même au moins un des déportés, car Louis-Ange Pitou recense un « GERIN ( Jean-Nicolas ), âgé de 41 ans , né à Metz , bénédictin , placé chez Marie – Rose ; mort à Cayenne , en octob. 1798. »
Un dernier témoignage nous permet de mieux connaître Marie-Rose à cette période ; il provient de Jean Freytag. Il est particulièrement intéressant, car Jean Freytag ne faisait pas partie des déportés ; il était alors un officier militaire. Il était présent depuis septembre 1792 en Guyane. Il n’en connaissait donc que mieux le monde colonial. Ses notes montrent d’ailleurs qu’il avait pleinement conscience du poids du préjugé de couleur. Dans son récit, Freytag souligne les descriptions déjà faites par Ramel et de La Rue dans leurs publications sorties avant la sienne. Il montre aussi que Marie-Rose avait étendu sa charité à d’autres que les seuls déportés du 18 fructidor. Freytag raconte : « Le jour de leur arrivée, me dit-elle, j’ai été offrir des ananas et autres rafraîchissemens à ces dames et à Don Géraldo : ils me pressèrent vivement d’aller les voir souvent, aussi m’arrive-t-il d’y aller deux fois dans le même jour. Mais, (…). » Ceux-là étaient prisonniers portugais selon la suite du récit.
Marie-Rose, femme de couleur, riche et respectée, faisait donc preuve de charité et endossait le rôle de bienfaitrice aux yeux de toutes sortes de malheureux échoués par la force des choses à Cayenne ; elle essayait de soulager leur souffrance par la nouriture, les vêtements et les hommes et femmes qu’elle plaçait à leur service. Mais ce n’est pas au titre des bienfaits aux déportés que Freytag consacre un passage à Marie-Rose dans son livre ; elle lui servait d’entremetteuse auprès de l’une de « ces dames ». C’est à ce moment là, que j’ai commencé à m’intéresser au reste de la vie de Marie-Rose… Dans le prochain billet, je vous détaille tout ce que j’ai pu retrouver en dehors de ce qu’en disent les déportés et j’ai eu quelques surprises !
Envie de lire la suite ? Marie-Rose Sequiera #2 L’ascension sociale d’une femme de couleur en Guyane au XVIIIe siècle
Archives sur Manioc.org
- Brumauld de Beauregard, Jean, Mémoires – Monseigneur Brumauld de Beauregard, précédés de sa vie, écrite sur des notes et des documents authentiques tome 1 & tome 2, 1842.
- Freytag, Jean-David, Mémoires du général J. D. Freytag, ancien commandant de Sinnamary et de Conamama, dans la Guyane français… tome 1 et tome 2 Paris : Nepveu, 1824.
- Laffon de Ladébat, André-Daniel, Journal de ma déportation à la Guyane française…, Paris : Librairie Paul Ollendorff. 1912.
- La Rue, Isaac-Étienne de, Histoire du dix-huit fructidor ou Mémoires contenant la vérité… tome 2, Paris : Demonville ; Potey. 1821.
- Pitou, Louis-Ange (1767-1846), Voyage à Cayenne dans les deux Amériques…, Tome II, Paris : chez l’auteur, 1805.
- Ramel, Jean-Pierre, Journal de l’adjudant-général Ramel…, Londres : [s.n.]. 1799.