Revisiter le Domaine de La Pagerie

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 Si vous demandez aux Martiniquais ou aux visiteurs de l’île ce que l’on peut découvrir  au Domaine de La Pagerie, la plupart vous répondront le musée de Joséphine, celle qui fut l’impératrice des Français, celle qui jusqu’à peu trônait la tête coupée sur la savane de Fort-de-France. Pourtant Le Domaine de La Pagerie est bien plus que cela ; c’est une ancienne habitation-sucrerie de la Martinique, rappelant quelque 300 ans de l’histoire coloniale et esclavagiste.  C’est pourquoi j’ai été emballée quand la perspective s’est présentée de travailler sur des projets scientifiques avec l’équipe de cet établissement. Aujourd’hui, je vous propose à travers l’exemple de La Pagerie de parler des coulisses du métier et de vous montrer comment la recherche scientifique peut accompagner les musées, monuments historiques et autres espaces culturels pour donner du sens à la valorisation de leurs collections et de leur patrimoine. Concrètement, je suis intervenue au Domaine de La Pagerie en deux temps : une mission d’étude scientifique pour un projet de fouille archéologique, puis une expertise scientifique pour accompagner un projet de nouvelle muséographie.

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Appréhender le Domaine de La Pagerie

La Pagerie est une structure culturelle à vocation touristique depuis 1944. On y trouve les vestiges d’une ancienne habitation sucrerie du XVIIIe siècle, une collection de pièces en lien avec l’histoire du site et de Joséphine (puisqu’il s’agit de son lieu de naissance) ; et un parc fleuri accueillant différents évènements culturels (types festivals musicaux).

En 1944, le Dr Robert Rose-Rosette avait acheté le Domaine de La Pagerie pour en faire un site-musée qui valorise son histoire et son patrimoine. Avec l’aide de sa femme, Simone, il a nettoyé, défriché, restauré certains vestiges, et, en 1954 il a inauguré un petit musée. Pour Robert Rose-Rosette, la valorisation de La Pagerie s’inscrivait dans un projet plus large dont l’objectif était de faire du tourisme le principal atout de la Martinique.

En 1984, le Domaine de La Pagerie a été acheté par le Conseil général, et depuis 2015, il dépend de la Collectivité territoriale de Martinique. 2015, c’est aussi la date à laquelle la directrice actuelle, Manuella Yung-Hing, a pris ses fonctions sur le site. Elle a mené avec son équipe diverses actions pour améliorer l’attractivité du site et le valoriser auprès des visiteurs ; produire de la donnée scientifique pour connaître l’histoire du domaine dans sa globalité a ainsi été un objectif parmi tant d’autres.

De mon côté, j’ai mis du temps, longtemps, avant de visiter le Domaine de La Pagerie. Comme beaucoup de personnes, je considérais que c’était le musée de Joséphine et, il faut bien le dire, découvrir une ribambelle de portraits de l’ancienne impératrice, ça ne m’intéressait pas beaucoup. Néanmoins, j’ai finalement été amenée à m’y rendre et j’y ai découvert un site intéressant, plein de potentiel sur le plan historique, mais où tout restait à faire sur le plan scientifique et muséographique. Aussi, quand la directrice m’a contactée à la fin de l’année 2018 pour un projet de fouilles archéologiques sur l’habitat servile, autrement dit l’espace de vie des esclaves, j’étais vraiment enthousiaste à l’idée de participer à cette recherche.

1. Étude sur les esclaves et l’habitat servile en vue d’une fouille archéologique

Le projet initial avait pour objectif de mieux connaître l’histoire les esclaves de La Pagerie en effectuant une fouille archéologique de leur espace de vie : la rue case-nègre. Pour cela, il fallait bien entendu un archéologue et une équipe de fouilles sur le terrain. Mais pour que le travail de l’archéologue soit le plus efficace possible, il fallait aussi de la connaissance historique ; ne serait-ce que pour savoir où se situaient les cases des esclaves ! C’est là que je suis intervenue. J’ai réalisé en 2019 une étude documentaire, archivistique et historique, pour préparer le travail de terrain de l’archéologue. Autrement dit, j’ai effectué une recherche pour lui permettre de savoir où chercher ce qui l’intéressait, pour mieux comprendre et comparer ce qu’il trouverait à partir de l’étude des sols.

J’ai donc recherché dans les archives les documents qui nous permettraient de connaître :

  • l’occupation humaine du site depuis le XVIIe siècle jusqu’à 1848, tant les propriétaires que ce qu’ils possédaient,
  • l’iconographie permettant de connaître l’organisation de l’espace au fil du temps (les ensembles alignés de rectangles noirs sur la carte de Moreau du Temple correspondent à la rue case-nègre),
  • les informations sur les hommes et femmes qui avaient été exploités sur le site.

La fouille était programmée pour l’année suivante, 2020…
Je vous laisse deviner la suite ? …
Comme partout ailleurs, la crise sanitaire est passée par là et a quelque peu chamboulé le projet initial. La fouille a dû être reportée. Mais contrairement à ce qu’on aurait pu craindre, au Domaine de La Pagerie, la crise a plutôt été un stimulateur qu’un paralysant. En juin 2020, j’ai eu la surprise d’être recontactée par la directrice de l’établissement, pour savoir si je serai disponible pour accompagner un changement de muséographie, là, tout de suite. Oh oui Madame !

2. Expertise scientifique pour accompagner le Domaine de la Pagerie dans une nouvelle muséographie

À l’issue du confinement, au retour sur le site, un état des lieux a été fait. Outre les jardins dévastés du fait de la sécheresse, l’humidité s’était renforcée dans le petit musée fermé au détriment de la conservation des collections et du bâtiment, des nouvelles mesures d’accueil étaient à prévoir pour respecter les préconisations sanitaires, à cela, s’ajoutait une intervention programmée de nettoyage des pierres pour le musée qui nécessitait le démontage des collections. L’équipe a donc réfléchi aux possibilités qui s’offraient à elle pour la réouverture du site dans ces nouvelles conditions et a conclu que si la collection du musée devait être démontée pour l’intervention sur le bâtiment, c’était peut-être l’occasion de la remonter autrement !

C’est là, que mon expertise a été sollicitée. Non seulement je fais de la recherche scientifique en histoire, je connais l’histoire du site grâce à l’étude que j’ai réalisée en 2019, mais j’ai aussi reçu une formation semi-professionnelle en patrimoine et tourisme et j’ai travaillé initialement dans ce secteur ;  j’ai donc une certaine sensibilité pour la mise en valeur historique, patrimoniale et culturelle et la médiation à destination des multiples visiteurs.

Les échanges au sein de l’équipe ont permis de convenir de deux problèmes majeurs à résoudre : le parcours de visite et le discours de visite. Le site, qui, je le rappelle, est une ancienne habitation sucrière était illisible en tant que tel ; c’est à dire, que pour le visiteur qui ne connaissait pas le principe de l’habitation aux Antilles, rien ne lui permettait de saisir l’organisation globale de l’espace avec ses espaces naturels, industriels et résidentiels.

Le second problème majeur, c’était l’absence de contenu pour éclairer la collection. Si vous avez déjà visité le Domaine de La Pagerie, vous avez dû remarquer qu’il était impossible de faire une visite qualitative seul, car il n’y a aucune explication sur les collections qui sont données à voir. Pas la moindre contextualisation historique et peu de cohérence dans l’agencement de la collection. Vous voyez certes des choses, mais vous ne savez pas quoi.

Le nécessaire démontage de la collection devait donc aboutir à un remontage qui permettrait d’offrir un nouveau parcours et un nouveau discours de visite. Une fois convenues les grandes lignes du projet, la directrice a donc veillé, dans un temps limité et avec des moyens restreints, à la mise en œuvre concrète de ce projet, à la constitution des équipes de travail, à accorder le calendrier des tâches relevant de l’expertise historique, des travaux d’aménagement, ceux de la scénographie et du montage technique, ceux des impressions ; le tout en tenant compte des budgets disponibles et des délais administratifs et, bien évidemment, en incluant la présentation et la validation politique du projet à chaque étape du processus.

Juillet :  un nouveau parcours

Jusqu’à présent, presque toute la collection de pièces se trouvait exposée pêle-mêle dans le bâtiment faisant office de petit musée et qui fut autrefois une ancienne cuisine : la peinture originale côtoie la photocopie, à côté d’un lit est exposée une estampe sur les châtiments d’esclave, le long du mur des portraits de la famille impériale s’alignent à n’en plus finir, dans une vitrine s’empile une collection de vaisselle sous une collection de cartes postales anciennes sous un amas de chaînes et carcans… Le site a quand même plus à proposer que ce fouillis-là !

Côté collection, il y a des pièces concernant l’habitation coloniale, d’autres sur les anciens colons, certaines concernant l’activité sucrière, et d’autres touchant aux esclaves, sans compter les données scientifiques tirées de mon étude et tout ce qui a trait au fondateur du site patrimonial, le Dr Robert Rose-Rosette.  Côté bâtiment, il y a cette ancienne cuisine, les ruines de la sucrerie, celle de la manioquerie, le moulin qui a été restauré, le grand bâtiment d’accueil construit vers 1989 mal exploité… Et puis il y a aussi tout ce qui n’est plus visible dans l’environnement au premier coup d’oeil, mais qui fut là, contribuant à l’histoire de ce site.

C’est en s’appuyant sur ces éléments que l’équipe a réfléchi à un nouveau parcours en quatre espaces permettant de découvrir principalement l’histoire de cette habitation et le projet du Dr Robert Rose-Rosette dans un premier espace, les colons propriétaires et Joséphine dans un second, les aspects industriels d’une habitation dans un troisième, une ancienne cuisine et les hommes et femmes réduits au statut d’esclave à la Pagerie dans un dernier espace.

Pendant que la directrice relevait un défi d’organisation pour traduire ce projet soudain en un plan d’actions effectives et que l’équipe démontait les collections du musée, j’ai de mon côté débuté en juillet par la rédaction du contenu scientifique adapté au nouveau parcours sur lequel l’équipe s’était accordée et j’ai effectué une présélection des oeuvres associées. Pour chaque espace, il fallait proposer de l’information qui puisse permettre au futur lecteur de mieux comprendre ce qu’il voyait, que ce soit les collections ou les vestiges patrimoniaux.

Mais, même si cela relevait de « mon travail », ne croyez pas que c’est une tâche que l’on peut bien accomplir seul. Idéalement quand le contexte le permet, on crée un comité scientifique composé de plusieurs membres, car la pluralité des expertises fait gagner en qualité ; pour ce projet, c’est Dominique Rogers, maîtresse de conférence en histoire, qui a permis d’avoir au moins un second regard scientifique. Dans tous les cas, le travail est collaboratif ; les guides ont par exemple participé à rechercher des informations sur les oeuvres exposées et sur le travail du Dr robert Rose-Rosette afin de permettre l’enrichissement des textes et la présélection des pièces de la collection que nous souhaitions présenter dans le nouveau parcours.

Plusieurs relectrices (oui ce n’était que des femmes !) ont aussi été indispensables pour améliorer, corriger, compléter, clarifier le contenu. À ce titre, je remercie sincèrement celles qui ont littéralement donné de leur temps (et de leur expertise) pour relire le texte. Ce sont leurs remarques, leurs interrogations, leurs corrections qui ont permi de l’améliorer.

Août : nouveau discours et médiation

Une fois le nouveau parcours et les textes associés soumis et validés politiquement, j’ai consacré la plus grande partie du mois d’août à accompagner le personnel du musée dédié à l’accueil des publics pour repenser le discours de visite et la médiation. Si l’on change la déambulation sur le site, qu’on réorganise la collection, cela implique aussi de changer le discours de visite. Alors que les travaux de traitement des pierres étaient en cours dans le musée, nous avons travaillé avec les guides au contenu du discours et à sa restructuration pour s’adapter au nouveau parcours ; on en a aussi profité pour faire quelques mises à jour des connaissances historiques qui ne cessent d’évoluer au gré de la recherche scientifique. Dans le même temps, avec le service de médiation, nous avons réfléchi à l’élaboration d’un cahier pédagogique pour servir de support aux scolaires.

Septembre-octobre : au service de la scénographie

En septembre, l’équipe a été plongée dans une nouvelle phase du projet : la scénographie. La scénographie a pour but de proposer la mise en scène de la collection, des vestiges et des textes qui les accompagnent. Cela passe par quelques travaux d’aménagement pour permettre le nouvel agencement : retrait ou reprise de support existant (comme les vitrines), ajout de cimaises ou de panneaux pour avoir de nouveaux supports pour le texte et les objets, un peu de peinture fraîche, des ajustements d’éclairage… Cela passe aussi par l’adoption d’une chartre graphique, le choix du positionnement texte/oeuvre, le choix des supports pour la mise en valeur des oeuvres (caisson, cadre, impression komacel…). Le tout réalisé là encore en tenant compte de l’existant et des contraintes diverses, le projet n’étant pas de refaire un musée à neuf (il n’y avait de toute façon pas le budget pour…), mais d’améliorer la présentation de la collection.

Pour moi, cette phase du projet s’est surtout traduite par un travail d’harmonisation entre les textes que j’avais écrits et la mise en scène  proposée par Yvana, la scénographe. Il fallait trouver des compromis pour ajuster la répartition des textes sur les différents espaces d’affichages possibles tout en s’assurant que le découpage reste cohérent, faire des choix et supprimer du texte pour les sections qui en contenaient trop par rapport à l’espace disponible pour les afficher (or, quand vous avez écrit le texte, tout vous semble important!), faire des ajustements de titres, sous-titres et textes en fonction du découpage textuel retenu et des oeuvres sélectionnées (parce qu’on n’a pas tout gardé!) pour que l’ensemble soit lisible.

Autre élément, que je n’avais pas anticipé, c’est la recherche d’informations pour les cartels, ces petits supports qui renseignent sur l’oeuvre avec bien souvent son titre, son auteur, ses dimensions, la technique ou les matériaux employés, la date de création et parfois quelques informations supplémentaires. Quand Yvana a demandé ces informations pour la réalisation des cartels, on s’est rendu compte qu’on connaissait peu de choses sur les oeuvres retenues. Avec l’équipe, nous avons donc recherché des informations pour essayer de combler certaines lacunes.

Ensuite, comme pour chaque étape importante, la nouvelle scénographie proposée a été validée politiquement avant d’entamer la dernière phase du projet.

Novembre : impressions des textes et montage des collections

Une fois achevé le travail de la scénographe avec l’imprimeur pour réaliser des supports textes et images, il était temps de concrétiser le travail réalisé précédemment en réalisant le remontage de la collection. Dans cette phase finale du projet, ma présence était secondaire ; j’étais surtout là pour participer aux décisions lors des petits ajustements qu’il fallait faire au moment du montage. Quelles pièces nous paraissaient le mieux aller ensemble dans cette vitrine ? Est-ce qu’on laissait ce cadre ici ou un peu plus par là ? Bref, on s’assure avec la scénographe que nos choix sont cohérents à la fois sur la dimension esthétique et scientifique.

Conclusion

Le montage fini signe l’achèvement de ma seconde mission. Désormais un nouveau parcours est à découvrir pour le visiteur. Comme toujours dans ce type de projet, il faut faire des choix et des compromis. Il n’est pas possible de satisfaire toutes les demandes et des améliorations sont toujours possibles. Néanmoins, j’espère sincèrement que le travail abattu au cours des dernières semaines aura permis d’améliorer considérablement la mise en valeur du site pour ce qu’il est et ce qu’il fut, j’espère aussi que la dynamique enclenchée à cette occasion permettra de poursuivre la réflexion engagée et les nouvelles actions à réaliser pour répondre davantage à la demande sociale autour de ce type d’espace. D’ici là, je vous invite à vous faire votre propre avis en allant visiter le Domaine de La Pagerie qui devrait rouvrir ses portes dans les jours à venir.


Découvrir Yvana Arts : sur LinkedIn et sur Facebook

Iconographies 

Webographie
Si vous souhaitez mieux connaître le Dr Robert Rose-Rosette : http://www.rrr-passion-martinique.com/

Dans la presse et les médias
À l’occasion de la réouverture du site, l’équipe a présenté le projet dans les médias. Quelques exemples :

Mise à jour du 31 janvier, du 03 février et du 30 mai 2021 : ajout de liens « dans la presse et les médias »

 

2 réflexions sur “Revisiter le Domaine de La Pagerie

  1. J’ai visité ce matin. Une présentation renouvelée remarquable qui ne trahit rien des intentions du docteur Rose-Rosette. Félicitations à toute l’équipe pour cette approche documentée, factuelle et sensible dont nous n’avons probablement jamais eu autant besoin. En un mot : bravo.

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