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« Cela vous est-il déjà arrivé d’avoir envie de faire de la généalogie, mais de ne pas savoir sur quel ancêtre rechercher ? À moi, souvent ! Dans ce cas, je prends soit les anniversaires du jour, soit un numéro au hasard. (…)
Vous avez tiré le bon numéro ? Racontez-nous l’histoire de cet ancêtre. »
Voilà la riche idée du #généathème de juin 2018 : des archives et des ancêtres. J’ai tiré le numéro 163… ça ne marchait pas avec ma généalogie et puis le hasard m’a porté vers Élisabeth Doris numéro 143. Parfait. Aujourd’hui, je fais donc un portrait de famille, mais surtout je vous parle de la transmission de la terre entre Blancs et Libres de couleur parce que c’est tout une histoire!
Élisabeth Doris (1801-1838) propriétaire, mère de 5 enfants, mariée.
Élisabeth Doris, tout comme Elizabeth Laurencine, est ma 5 fois arrière-grand mère. De son acte de mariage en 1833, j’ai appris qu’elle était née dans la commune du Lamentin en 1801, fille naturelle de Marie Claire. Je n’ai pas pu mettre la main sur l’acte de baptême qu’elle a présenté à l’occasion de son mariage, mais si c’est vrai, cela veut dire qu’elle fait partie de mes rares ancêtres noir.es né.es libres avant les années 1830. Pourquoi est-ce important ? Parce qu’avant cette période, les Libres de couleur, ces affranchis ou libres de naissance, noir.es ou métissé.es, sont stigmatisé.es et légalement discriminé.es en raison de leur origine et de la couleur de leur peau. C’est cet élément qui va éclairer la suite de l’histoire d’Élisabeth. Mais pour l’instant, revenons-en aux grands sacrements de sa vie.
En 1832, Élisabeth, propriétaire — ce statut si important dans les Antilles de l’époque — épouse Pierre François Laurent, de deux ans son aîné. Le mariage donne l’occasion au couple de légitimer leurs cinq enfants né d’un concubinage de plus de 13 ans :
- Louise, née en 1819, (c’est elle qui épousera Jean Louis Cinine Pierre-Louis, l’ancêtre dont je porte le nom…),
- Joseph Auguste et Charles Augustin, jumeaux nés en 1823,
- Éloi, né en 1826,
- Marie Antoinette, née en 1828.
En 1838, Élisabeth Doris meurt. 37 ans. Ce n’est pas bien vieux pour mourir. Élisabeth ne verra pas le mariage de sa fille aînée, pas plus qu’elle n’aura le temps de connaître l’abolition définitive de l’esclavage. À son décès, ceux sont les amis de la famille qui étaient présents, ceux-là mêmes qui étaient témoins à son mariage. Élisabeth est alors dite couturière, décédée en sa demeure, sise au lieu appelé les Roches Quarrées… les fameuses terres familiales jusqu’à aujourd’hui.
La couleur de la terre
Mais ce qui est vraiment chouette pour le chercheur que je suis, avec Elisabeth Doris, c’est précisément l’histoire de ses terres. Rappelez-vous, à son mariage, elle est dite propriétaire ; de fait, j’ai trouvé une transaction foncière en 1832 riche d’informations.
En 1832, Monsieur Auguste Lejeune, habitant propriétaire au Lamentin, fait donation d’une parcelle de terrain à Clotilde Eliante – vivant à Fort-de-France et à mon ancêtre Élisabeth Alix vivant au Lamentin, « majeures d’âge, sœur l’une de l’autre, filles naturelles de Marie Claire Dosir ». Élisabeth avait donc au moins une sœur ! Impossible de retrouver le baptême de l’une ou l’autre au Lamentin. En revanche en 1803 dans cette commune, j’ai déniché le baptême de « Calixte mestive (…) fille naturelle de Marie Claire mulâtresse libre » ; une sœur fauchée par la mort à seulement 3 mois. Mais les découvertes ne s’arrêtent pas là.
Dans la transaction foncière, M. Lejeune précise qu’il tient cette terre du sieur Jean Louis Desvolières, son voisin, décédé, qui lui en avait fait donation en 1826 et qu’il en fait lui-même donation aux deux femmes « pour se conformer, à titre de fidéicommis aux intentions du donateur dont la volonté était que cette propriété fut transmise (…) à diverses personnes qui lui avaient été désignées ». Au titre de fidéicommis ! Quoi donc ? Fidéicommis, cela signifie que Jean Louis Desvolières a transmis son bien aux 2 sœurs en passant via un tiers.
Pourquoi ?
Louis Desvolières était un blanc, béké dont les ancêtres étaient installés à la Martinique avant 1670. Or la législation d’Ancien Régime interdisait les legs des Blancs aux Libres de couleur. Dans la transaction foncière de 1832, le notaire signalait que le fidéicommis n’était pas précisé dans l’acte de 1826 et Auguste Lejeune indiquait qu’il était « aujourd’hui en mesure de remplir ces intentions ». Voyez-vous maintenant toute l’importance que j’accorde aux dates ?
La donation est faite le 22 août 1832, Jean Louis Desvolières est mort à 71 ans le 10 septembre 1831. Il a fait don de cette terre le 26 juin 1826. En 1826, il n’était pas légal pour un blanc de faire un legs à deux filles de couleur. Depuis un siècle, la déclaration royale du 5 février 1726 l’interdisait. : « voulons aussi que (…), tous esclaves affranchis ou nègres, leurs enfants et descendants soient incapables de recevoir, à l’avenir, des blancs, aucune donation entre-vifs, à cause de mort ou autrement ». Le 24 février 1831, l’ordonnance du roi accordant la jouissance entière des droits civils aux gens de couleur libres venait changer cela ! Les deux sœurs de couleur pouvaient désormais légalement recevoir en donation des terres d’un Blanc.
C’est ainsi que Clotilde et Élisabeth entrent en possession d’une portion de terre « sise en cette commune du Lamentin de la contenance d’1hectare 93 ares 89 centiares (…) faisant un carré et demi, ancienne mesure du pays », issue du morcellement d’une habitation plus vaste. Sur cette portion de terre se trouvent une maison, une cuisine et une lapinière anciennement construites. La terre est évaluée 2500 francs et l’historique de propriété précise que monsieur Lejeune l’a obtenue de monsieur Desvolières qui l’avait eue d’une sœur morte sans enfant. L’acte de donation est signé « avec la demoiselle Clotilde Eliante, quant à la demoiselle Élisabeth Alix elle a déclaré ne le savoir ».
Jean Louis Desvolières était-il le père blanc de Clotilde, Élisabeth et Calixte ? 71 ans en 1831 ; il était donc né vers 1760 ; il avait 31 ans à la naissance d’Élisabeth. C’est plausible. Il n’y aura jamais de preuves irréfutables, il y avait en tout cas un lien affectif suffisamment fort pour que l’homme s’inquiète de pouvoir transmettre de la terre à celle qui avait vécu… chez lui ! En 1819, la naissance de Louise était déclarée par « Élisabeth dite Doris, de couleur libre, âgée de dix-huit ans, demeurant chez monsieur Louis Quemin Desvolières, habitant de cette paroisse ».
L’histoire d’Élisabeth Doris, c’est certes l’histoire généalogique de ma famille, mais plus largement, elle est représentative de la complexité des relations entre Blancs et Libres de couleur. L’Idéologie collective tendait à stigmatiser les Libres de couleur, mais, les logiques étaient totalement différentes dans les relations interpersonnelles de proximité ; les uns et les autres cherchaient et trouvaient des moyens de contourner le système notamment pour permettre la transmission de la terre.
Et vous, savez-vous comment les terres familiales sont entrées au sein de votre famille ?
Généathème : Vous voulez vous prêter au jeu du généathème de ce mois : tirez un ancêtre au hasard!
Archives
Archives nationales outre-mer : état civil du Lamentin, acte de mariage (1833) p. 54, acte de décès (1838) p. 47 d’Élisabeth Doris, acte de naissance (1819) p. 14 de sa fille Louise.
Archives territoriales de Martinique : 4Q2/0546/n49, transaction foncière de 1832.
Bibliothèque nationale de France : Code de la Martinique. Tome 1 / . Nouvelle édition, par M. Durand-Molard et Carte géométrique et topographique de l’Isle Martinique / Levé et dessiné par Moreau du Temple, 1770
Google book : Bulletin des actes administratifs de la Martinique, 1831.
Enquêtre très intéressante ! Merci du partage.
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Passionnant ! Merci pour ces écrits qui nous font découvrir un pan d’Histoire que nous ignorons en Métropole.
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Merci à vous pour ces pistes de recherche que les généathèmes proposent chaque mois!
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C’est passionnant comme d’habitude. La législation a été bien différente à la Réunion. Les esclaves affranchis avant l’abolition recevaient souvent de leur maître une parcelle de terre, voire même des esclaves.
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