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Je ne sais pas par où commencer. Comment trouver une phrase d’accroche sympathique pour relater le mariage d’une enfant de 11 ans ? Aujourd’hui, avec un nœud à l’estomac, je vous parle de Marie Françoise Rose.
Marie Françoise Rose est née le 5 septembre 1754 à Fort-Royal (aujourd’hui Fort-de-France) et elle y fut baptisée le 17 septembre. Elle était la fille légitime de monsieur Adrien Louis Le Chevalier, écuyer, seigneur de Longueil, un Normand, et de dame Marie Dorothée Lavallée Lestibaudois, issue d’une famille créole fortunée. Elle avait un frère Jean Louis Marie Nicolas né de l’année précédente. Ces parents s’étaient mariés en 1752 ; ils possédaient des biens à la Case-des-Navires (aujourd’hui Schœlcher). Mais voilà, en mars 1755, le frère meurt, en décembre 1755, la mère meurt. Que devient la fillette qui n’a pas encore deux ans ? C’est un plaidoyer du procureur général du roi au Conseil souverain de la Martinique de 1766 qui nous l’explique. « Cette demoiselle ayant perdu son père et sa mère en très bas âge, le sieur Lestibaudois son grand-père maternel, qui est aussi domicilié dans la paroisse de cette ville, fut élu son tuteur ».
Le père était lui aussi décédé et Marie-Françoise Rose, orpheline, avait été mise sous la responsabilité de son grand-père, Jean Baptiste Lestibaudois, lui-même veuf depuis 1757. Le plaidoyer poursuit l’exposition des faits.
« La fortune considérable dont jouit la demoiselle de Longueil la fait rechercher de très bonne heure en mariage. Entre un grand nombre de prétendants, qui se sont présentés, le Sieur François Benoist Ducours de Thoumazeau, Capitaine dans le régiment de Vermandois a été préféré par le Sieur Lestibaudois, qui conclut et arrêta ce mariage vers le commencement de l’année dernière, sans néanmoins qu’il paroisse qu’il eut consulté aucun autre parent paternel ni maternel.
Le sieur Ducours de Thoumazeau ayant de son côté obtenu le 31 juillet dernier la permission de M. Le Général requise pour le mariage des officiers, les parties se disposèrent à faire célébrer celui dont il s’agit.
La demoiselle de Longueil qui étoit alors au couvent des Dames Ursulines de Saint-Pierre en fût retirée et placée chez le Sieur Ducours frère du futur chez qui elle a toujours continué de demeurer jusqu’à la célébration du mariage. »
Alors que l’enfant avait dix ans et recevait un semblant d’éducation au couvent, elle faisait l’objet de tractation par des hommes, le grand-père décidant quel serait selon lui le meilleur parti, la meilleure affaire pour la famille. Marie Françoise Rose a donc été retirée de l’école du jour au lendemain et domiciliée dans la famille de son futur époux. Et c’est ainsi qu’en septembre 1765, au Carbet, on célèbrait le mariage d’une fille de 11 ans et d’un homme de 29 ans. L’acte inscrit au registre paroissial le justifie ainsi :
« vu la permission accordée audit messire Descours de Thomazeau par M. Le Comte d’Ennery Général de cette Isle en date du 31 juillet dernier de contracter ledit Mariage, la missive de la mission des prêtres séculiers des Isles du Vent datée de ce jour par laquelle il est dit que les loix qui fixaient l’âge de puberté à 12 ans pour les filles et 14 ans pour les garçons, exceptent ceux en quoi la nubilité a précédé cet âge, le droit canonique dit que l’on doit plutôt se régler sur la disposition du corps que sur le nombre des années, le mariage de (Demoiselle) de Longueil peut donc être célébré si elle est nubile, quand même les 12 ans ne seraient pas entièrement accomplis, c’est une chose dont ses parents peuvent être instruits et vous donner les assurances suffisantes, vu pareillement l’acte de notoriété passé aujourd’huy par Me Jounir notaire Royal de cette Isle par lequel il appert que les sieurs et dames Jean Baptiste Lestibaudois ancien officier de Cavalerie habitant de la Case Navire grand-père et tuteur de ladite demoiselle future, Marianne Littée épouse de Messire Jacques Descours sieur de Thoumasseau, Elizabeth Mazete fille majeur ont certifié, attesté et affirmé qu’ils connaissent parfaitement ladite demoiselle de Longueil et savent positivement qu’elle a acquis l’état de nubilité dont ils fixaient l’époque au 29 juin dernier. (…)
en présence de Monsieur Jean Thomas de Monchy Marquis d’Hocquencourt, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint Louis habitant (…), de Sieur Jean Baptiste Lafaye habitant (…), de Messire Jean Louis Perinel Du May conseiller au Conseil Supérieur (…), Joseph Diant négociant (…) »*
Je sais bien que le mariage au XVIIIe siècle est tout autant l’union d’un couple, que (et probablement plus encore) l’alliance sociale et économique de leurs familles, surtout dans les familles nobles où se dressent aussi des enjeux de prestige. Mais je reste pantoise ; à cette période, la moyenne de l’âge au premier mariage, c’est 24-25 ans pour les femmes, 27 ans pour les hommes. Même si l’on regarde les chiffres spécifiques à la noblesse, on est à 19-20 ans pour les femmes.
Reprenons. Nous avons donc un notaire et quatre témoins qui ferment les yeux sur l’âge de la mariée. Je laisse le bénéfice du doute pour le gouverneur, qui a autorisé le mariage, parce que le futur époux est un officier et que pour les militaires gradés le mariage était soumis à autorisation ; mais je ne sais pas à quoi ressemble ces demandes de validation d’unions ni si des détails tels que l’âge de la mariée étaient fournis. Pour les autres, on a donc un futur marié de 29 ans, un prêtre, un grand-père de 60 ans, une belle-sœur du futur époux et une inconnue majeure qui s’accordent sur les dispositions du corps, son état de puberté, autrement dit ici la capacité de reproduction d’une fille de 11 ans, afin de justifier l’union qui apparemment ne pouvaient pas attendre jusqu’aux 12 ans de l’enfant. Parce que oui, jusqu’en 1792, la nubilité (état d’une personne en âge de se marier) des filles était fixée à 12 ans, celle des garçons à 14 ans (et non 24 ans comme noté dans l’acte à l’original si vous allez le consulter). Même pour le mariage princier de Louis de France, duc de Bourgogne, et de Marie-Adélaïde de Savoie (né le 6 décembre 1685) dont les enjeux étaient de taille, on a attendu les 12 ans et un jour de l’épouse.
Aujourd’hui, la nubilité en France est fixée à 18 ans pour les femmes comme pour les hommes, âge qui se confond aussi à la majorité matrimoniale et civile (la majorité était à 25 ans à l’époque). Mais ici outre l’extrême jeunesse de l’épouse, vous noterez aussi l’extrême différence d’âge avec l’époux : 18 ans. J’ai regardé dans ma base de données si je retrouvais des mariages avec de jeunes mineurs ou de grandes différences d’âge, parce que je sais qu’on a tendance à penser qu’à l’époque c’était « normal » ou « fréquent », mais ça ne l’était vraiment pas tant que ça ! J’ai trouvé dix jeunes femmes mariées entre 12 et 18 ans et deux jeunes hommes (l’un à 14, l’autre à 16 ans) pour environ 900 mariages donnant des indications d’âge entre 1670 et 1794 sur 7 paroisses en Martinique. De nos jours, ces gens seraient qualifiés de non nubiles, mineurs, mais à l’époque ils entraient tous dans le cadre de la loi en vigueur pour le mariage. Les différences d’âge entre ces jeunes mariées et leurs conjoints vont de 5 à 25 ans. Catherine Desveaux a ainsi partagé le sort de Marie Françoise Rose. Dans la paroisse du Marin en 1679, elle fut mariée, à l’âge de 12 ans et 20 jours, à Léon Chevalereau dont on s’est bien gardé de préciser l’âge. Quelques recherches m’ont permis de déterminer qu’il était alors âgé de 37 ans (un homme de 25 ans son aîné). Quoiqu’il en soit, ces cas sont loin de représenter la norme.
Même si je peux raisonnablement comprendre les enjeux de ces mariages pour ceux qui les mettaient en œuvre à l’époque, ça n’en reste pas moins choquant pour moi aujourd’hui ; l’union de Marie Françoise Rose était d’ailleurs non seulement hors norme, même à son époque, mais elle était de surcroît théoriquement illégale contrairement à celle de Catherine Desveaux. Le procureur s’appuyait pour affirmer cela sur 3 vices de forme :
- le défaut de publication de bans dans la paroisse du domicile de la demoiselle de Longueil,
- le défaut de présence du curé de la paroisse du domicile de la demoiselle,
- et le défaut d’âge compétent de ladite demoiselle mariée à 11 ans.
C’est à partir de ces 3 motifs que le procureur conteste la validité du mariage et entame une procédure pour le faire annuler. Vous pouvez avoir le détail complet de son plaidoyer dans le dossier de François Benoit Descours de Thomazeau. L’âge, nul besoin d’y revenir ; c’est 12 ans et l’argument des dispositions du corps est fallacieux. Pour ce qui est du domicile, ce vice de forme montre comment l’arrangement du mariage s’était construit entre le grand-père et le futur époux, car ils savaient pertinemment qu’ils enfreignaient les règles ; pour éviter trop de publicité à ce mariage discutable au Fort-Royal, paroisse d’origine de la famille de Marie Françoise Catherine, ils avaient envoyé la fillette vivre quelque temps chez sa future belle famille dans la Paroisse du Carbet pour pouvoir, du moins je le suppose, faire valoir que ce lieu était sa résidence habituelle.
Qu’advient-il du mariage illégal ? Que décidèrent les membres du conseil supérieur chargé de statuer sur ce cas en février 1766 ? Comme l’écrit l’intendant Peynier le 12 février « Vous aurez lieu d’être surpris, Monsieur le Duc que les conclusions du Procureur Général n’ayent pas été suivies ; et que le conseil supérieur ait déclaré qu’il n’y avoit pas abus dans ledit mariage. Nous n’avons pas été de cet avis, M. Le Cte D’Ennery et moy, mais l’arrêt a passé nonobstant les conclusions, à la pluralité de neuf voix contre cinq ». La justice locale a donc tranché. Mariage valide. Vous souvenez-vous des témoins au mariage ? Jean Louis Perinel Du May, qui était justement l’un de ces membres du Conseil souverain depuis 1752, était présent pour célébrer l’union.
Bernadette et Philippe Rossignol de l’association Généalogie et histoire de la Caraïbe ont évoqué cette histoire dans un riche article consacré à la famille de Cours de Thomazeau et cela m’a permis de découvrir d’autres archives. Deux documents conservés aux archives de Gironde sont notamment cités. L’un du 7 mars 1765 attestant que « Mr François Thomazeau, capitaine au régiment de Vermandois (…) de taille haute, cheveux blonds, ancien catholique romain, désire s’embarquer à Bordeaux sur Le Marquis de Périgord, pour la Martinique où il va pour affaires » ; le second document du 21 septembre 1767 signale le même François Thomazeau « taille haute cheveux blond » cette fois-ci accompagné de son épouse Marie Françoise Rose Longueil, « son épouse, créolle de la Martinique de taille moyenne » souhaitant s’embarquer pour la Martinique sur le navire Les Quatre Frères.
Quelque temps après le mariage et sûrement après le procès de février 1766, Le couple s’était rendu dans le royaume de France. Sur l’instant, j’ai pensé que le marié avait souhaité présenter à sa famille sa toute jeune épouse. Mais il n’a pas fait que cela ! Le voyage a été l’occasion de faire montre de prudence et de confirmer au mois de mars 1767 ce mariage contesté. Marie Françoise Rose avait désormais 12 ans et demi. Les registres de Castillonnès, commune de naissance de François Benoist Descours de Thomazeau, contiennent ainsi un acte « reconnaissant un empêchement à leur mariage qu’ils doivent réhabiliter (…), vu la dispense de trois bans qu’ils ont obtenue de monseigneur l’évêque d’Agen (…), ensemble aussi la dispense du trois au quatrième degré de consanguinité qu’ils ont aussi obtenue de monseigneur l’évêque dattée du même jour, avons reçu de nouveau leur mutuel consentement ». Une dispense pour consanguinité du 3e au 4e degré qui n’avait pas été mentionnée à l’occasion du mariage de 1765 ? Cela voulait dire qu’il y avait un ancêtre commun au niveau des arrière-grands-parents pour l’un des deux époux. En reconstituant partiellement les arbres, j’ai ainsi compris que Jean Baptiste de la Vallée Lestibaudois, le grand-père de Marie-Rose, avait privilégié un prétendant, qui d’une certaine manière, permettait aux biens fonciers de rester dans le giron familial. Jean Baptiste de la Vallée Lestibaudois avait en effet pour grands-parents Jean Roy et Luce Le Bruman, ancêtres qu’il partageait avec François Benoist Descours de Thomazeau pour qui le couple était les arrière-grands-parents. Est-ce que les deux hommes ignoraient vraiment ce lien filial qui les unissaient et consituaient un empêchement au mariage (ou du moins la nécessité d’obtenir une dispense) ? J’en doute.
L’affaire a été rondement menée ; en s’alliant à Marie Françoise Rose en septembre 1765, soit quelque mois après son arrivée à la Martinique, et en renouvelant l’alliance en mars 1767, François Benoist s’est retrouvé propriétaire d’une belle propriété foncière aux Antilles, dont une importante habitation sucrerie et de tout ce qu’elle contenait. En mai 1768, le grand-père de Marie Françoise Rose mourut. Sur la carte de Moreau du Temple de 1770, à La Case-Navire, figure le nom d’un propriétaire : Thomazeau.
Marie Françoise Rose, habitante à la Case-des-Navires, meurt en juillet 1771, quelques semaines avant l’anniversaire de ses 17 ans. Toute nubile qu’elle eut été, je n’ai retrouvé aucune descendance. L’époux, lui, a quitté la Martinique et s’est remarié en France en 1773.

Mes thématiques de recherches m’amènent à côtoyer sans cesse les discriminations et les violences engendrées par le racisme, le sexisme, le colonialisme… de nos sociétés passées comme actuelles, mais plus que d’habitude, rechercher et écrire pour ce billet a été éprouvant. Comment Marie Françoise Rose appréhendait-elle la vie et la mort ? Elle avait vu les membres de sa famille proche — son unique frère, sa mère, son père, sa grand-mère — mourir avant même d’atteindre l’âge de raison. Que ressentait-elle à propos des hommes et femmes qui avaient arrangé son mariage ? Comment percevait-elle plus généralement les adultes ? Comment vivait-elle son quotidien de fille-épouse ? En l’espace de 17 ans, elle avait aussi connu le tsunami lié au méga séisme de Lisbonne de 1755, la guerre franco-anglaise et l’occupation britannique de 1762, quelques cyclones dont peut-être celui destructeur d’août 1766. Peut-on jamais être prête pour affronter tout ça ? Avait-elle dans cette courte et douloureuse existence connu des moments d’insouciance et de pure joie ? Je n’aurai pas de réponses à ces questions. En clôturant ce billet, ma pensée va aux enfants d’aujourd’hui qui ont des destins similaires, car contrairement à ce que l’on est en droit d’attendre de nos sociétés, ces pratiques persistent.
* Outre la graphie d’époque, le texte original comprend plusieurs grosses erreurs de typo (notamment sur les noms) que j’ai modifiées.
Bibliographie
- Bernadette et Philippe Rossignol Famille de COURS de THOMAZEAU entre Lot et Garonne et Martinique dans le Bulletion de Généalogie et histoire de la Caraïbe, 2018. Voir p. 10 en particulier pour François Descours de Thomazeau.
- MINVIELLE, Stéphane. Les comportements démographiques de la noblesse française de la fin du xviie siècle à la révolution française : une tentative de synthèse In : Noblesse française et noblesse polonaise : Mémoire, identité, culture xvie-xxe siècles [en ligne]. Pessac : Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2006
Archives nationales outre-mer
- mariage au Carbet p. 5 et décès à Fort-Royal p. 17 de Marie Françoise Rose.
- demande de cassation du mariage du sieur François Benoit Decours de Thomaseau avec Melle de Longueil.n° 10 – 12 février 1766, Cote de référence COL C8 A 68 F° 135, Référence Internet ark:/61561/zn401keddfjj
- n° 8 – Projet de décision à propos des contestations provoquées par le mariage de François Benoît de Cours de Thomazeau et de la demoiselle de Longueil. 2 p. (7 juillet 1766), Cote de référence COL C8 B 12 N° 75, Référence Internet ark:/61561/zn401wywqpd
- Cours de Thomazeau, François Benoît de, capitaine au régiment de Vermandois, et Marie Françoise Rose de Longueil, son épouse, contre le procureur général du roi du Conseil supérieur de la Martinique ([XVIIIe]), Cote de référence COL E 95, Référence Internet ark:/61561/up424byyyxc
Archives de Girondes
- AD 33, 6 B 53, vue 146/595 (1765) et AD 33, 6 B 53, vue 344/595 (1767) pour les traversées en bâteau
Archives départementales du Lot et Garonne
- E 95, vues 687 à 714 pour la confirmation de mariage en 1767
Archives territoriales de Martinique / Banque Numérique des Patrimoines Martiniquais
- acte 204 (vue 26) du registre paroissial du Marin 2E18/1 pour le Mariage de Catherine Desvaux en 1679
Iconographies
- Bibliothèque nationale de France, Moreau du Temple, carte géométrique et topographique de l’Isle Martinique, 1770
- Base Joconde Mariage de Louis de France, duc de Bourgogne, et de Marie-Adélaïde de Savoie
Webographie
- Stéphane BLOND, « Mariage de Louis de France, duc de Bourgogne, et de Marie-Adélaïde de Savoie », Histoire par l’image [en ligne].
- Article Guadeloupe 1ère, juin 2017, Le mariage des enfants, une pratique qui ne connaît pas de frontières
Je suis impressionnée, émue, remuée, interpellée, et ai l’estomac un peu noué moi aussi… Merci. SPL.
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Merci à vous pour ce commentaire. Ces histoires sont parfois difficiles à digérer.
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Triste destin. Quelle évolution du droit et de la place des femmes en 300 ans! L’humanité progresse? Lentement mais sûrement.
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