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Dans le cadre d’un vaste programme de recherche scientifique sur les villes, j’ai recensé des transactions foncières de la première moitié du XIXe siècle à Fort-Royal (aujourd’hui Fort-de-France). Quels types de bâti trouvait-on à la ville ? Quels types de transactions étaient faites ? Au gré des actes, j’ai découvert l’histoire des terrains, des constructions et celle de leurs propriétaires. C’est ainsi que j’ai croisé à plusieurs reprises des actes concernant une forge et fonderie établie à la ville. Il n’est pas si commun de trouver des ventes de forges, mais en plus dans ce cas, les esclaves, qui y travaillaient, étaient mentionnés. Aujourd’hui, je vous parle brièvement d’une forge de la ville de Fort-de-France, dans les années 1830 et des hommes forgerons réduits au statut d’esclave citadins qui y travaillaient.
L’achat d’une forge et fonderie
Le 29 janvier 1830, devant maître Charles de Leyritz, monsieur François L’Enfant, maître forgeron, et dame Marie Henriette Boutelles, son épouse, vendent à monsieur Moïse Vacher (ou Vaisser) forgeron, moyennant la somme de 28 792 francs, un terrain situé au Fort-Royal, ayant onze mètres de façade sur la rue Joyeuse et cinq mètres trente centimètres de profondeur. Sur le terrain se trouve un bâtiment construit en maçonnerie, couvert en tuiles ayant un seul étage servant de fonderie d’un côté et de forge de l’autre.
Le terrain de la forge est situé rue de Joyeuse n°1 au Carénage. L’acte précise aussi ses bornes : à l’est, un voisin, au sud, la rue Joyeuse, à l’ouest, le terrain connu sous le nom du Bagne, au nord, une cour d’un autre voisin. Grâce à ces informations, il est possible de situer précisément la forge ; je l’ai symbolisé par le rectangle rouge (qui n’est pas à l’échelle ! ) sur ce plan de la ville de 1826. En dessous, au sud, c’est l’ancienne rue Joyeuse, aujourd’hui rue Lazare Carnot ; le « X » à droite est légendé « ancien bagne » sur la carte.

La vente comprend aussi l’échafaudage de ladite fonderie et de ladite forge, les matériaux et esclaves. Pour les personnes asservies, il s’agit de « deux nègres » nommés Auguste âgé de 28 ans et Élie âgé de 33 ans. Élie et Auguste étaient donc respectivement nés vers 1797 et 1802.
Le partage et la mise en société de la forge et fonderie
Quelques semaines après cet achat, Moïse Vacher fait enregistrer (le 13 mars) un autre acte rédigé sous seing privé aux registres des hypothèques. Le 8 mars 1830, il est convenu ce qui suit, entre les sieurs Moïse Vacher (ou Eucher), maître forgeron au Fort-Royal et Alexandre Auguste Perrollat, entrepreneur des travaux du gouvernement résidant à Saint-Pierre.
Monsieur Eucher vend à Monsieur Perrolat :
1. la moitié indivise de la maison [qu’il vient d’acquérir] rue Joyeuse servant de fonderie, avec ses meubles consistants en quatre barils de sable à mouler, deux tubes à mouler, une enclume , un soufflet neuf et divers autres objets, 120 barils de charbon de terre de 3.800 livres pesant de fer neuf, de 31 creusets et des ustensiles et instrument d’une forge, ainsi que des deux esclaves précités Augute et Élie.
2. la moitié aussi indivise d’un fond de forge lui appartenant consistant en « quatre nègres » nommés Brutus, Pompé, Louis et Charles, en divers ouvrages faits en marchandises diverses et en ustensiles, instrument de forge.
On découvre ainsi que Moïse Vacher possédait déjà un autre fond de forge avant l’acquisition de janvier 1830. Les deux hommes établissent ensuite les conditions de leur société.
Il était prévu que la durée de cette société fût de quatre années consécutives commencées le premier janvier 1830. Les pertes et bénéfices devaient être communs et les associés prennaient l’engagement de ne vendre leur part qu’après s’en être donné préférence s’ils venaient à vendre dans le cours de la société.
Le document informe aussi que « 10.000 francs (…) resteront entre les mains de monsieur Vacher, gérant l’établissement, soit pour ses appointements et la nourriture des nègres que pour l’acquittement des loyers et les achats journaliers des choses utiles, tels que ferraille, cuivre, charbon, etc. »
Le document précise encore : « l’établissement lui passera un franc par jour pour la nourriture de chaque nègre malade ou bien portant, les frais de médecin et de pharmacien restant à la charge de l’établissement qui supportera aussi la dépense de l’achat de quatre barils de vin ordinaire destinés pour les nègres de monsieur Vacher [qui] pourra en cas d’ouvrage pressé à sa volonté prendre des ouvriers au dehors aux frais de l’établissement de même que dans un cas de maladie s’il était obligé de se faire remplacer pour surveiller des travaux. »
La dissolution de la société et le rachat de la forge
Mais la société des deux hommes ne dura guère. Le 28 janvier 1831, Moïse Vacher et Alexandre Auguste Perrollat se retrouvèrent devant le notaire pour acter la dissolution de la société. Comme convenu un an plus tôt, Alexandre Auguste Perrollat revendit sa part à Moïse Vacher. Ce dernier redevint donc le seul propriétaire de l’ensemble du fonds de forge et fonderie. Dans ce court laps de temps, Pompé était mort.
Mystère sur la destinée d’Élie, Auguste, Brutus, Louis et Charles
Les archives de Martinique n’étant pas accessibles en ce moment, je n’ai pas pu approfondir la recherche comme je l’aurais souhaité. Impossible pour l’instant de rechercher des informations sur ce que fut la forge et fonderie avant et après 1830-1831. Néanmoins, l’historique de propriété rédigé dans l’acte me permet de supposer qu’elles étaient déjà là en 1817.
Impossible aussi de trouver davantage d’information sur ces hommes forgerons esclaves. J’ai essayé notamment de voir si je pouvais suivre la trace d’Élie, Auguste, Brutus, Louis et Charles après l’abolition de l’esclave. Je suis partie d’Élie et d’Auguste pour lesquels un âge était donné ; je n’ai rien trouvé pour Auguste. Par contre, dans les registres d’individualité (registres dans lesquels les anciens esclaves enregistrent un nom de famille après l’abolition de l’esclavage), j’ai trouvé Élie Balustro et Élie Telfort, tous deux nés aux environ de 1797, ce qui correspond aussi à l’âge de notre forgeron ; mais tous deux sont ensuite présentés comme cultivateurs dans les actes de l’état civil.
J’ai alors cherché à reconstituer les ateliers dont ils pouvaient être issus, dans l’idée de retrouver peut-être la prise de nom de Brutus, Louis ou Charles pour lesquels je n’ai aucune autre information. Là encore rien de très concluant ; j’ai bien retrouvé des hommes qui auraient pu appartenir à un même ancien atelier pour Élie Telfort : Louis Tilbury, Charles Tesin. Mais eux aussi sont ensuite dit cultivateurs, et non forgeron, dans les actes d’état civil qui les concernent. Pour l’instant, je n’ai donc pas pu retracer leurs parcours.
Le mariage de Moïse Vacher
En revanche, alors que je cherchais trace d’un possible affranchissement des forgerons avant 1848 (ce que je n’ai pas non plus trouvé), j’ai retrouvé le mariage de Moïse Vacher ! Le 13 février 1831, quelques jours seulement après la dissolution de la société, l’officier d’état civil prononce l’union de Monsieur Moïse Vacher, âgé de 33 ans, propriétaire, maître de forge, domicilié en cette ville du Fort-Royal, fils du légitime mariage de monsieur Jean Vacher et de dame Pierette Colard, natif D’arnay le Duc, département de la Côte d’Or, et de Demoiselle Jeanne Marguerite Elizabeth Lapoujade, âgée de 18 ans, demeurant au Fort-Royal, fille mineure et légitime de monsieur Jean Lapoujade, marchand domicilié en cette dite ville et de feue dame Jeanne Rose Ferny.
La dissolution de la société et le rachat par Moïse Vacher de la part de forge et fonderie ont ainsi peut-être été faits pour qu’il ait un apport de biens conséquents à son mariage.
L’acte apporte une autre information : Moïse était veuf de Marie Louis Fany Bertrand. J’ai donc aussi cherché ce précédent mariage. Il avait eu lieu le 24 novembre 1828 ; Moïse Vacher était alors présenté comme un armurier, domicilié en cette ville du Fort-Royal, né le 12 octobre 1797.
Forges et fonderies dans la Caraïbe au XIXe siècle
Après avoir épuisé les pistes de recherche pour cette fonderie de Fort-Royal, j’ai cherché des informations plus générales concernant les armureries, fonderies et forges dans la Caraïbe. C’est ainsi que j’ai trouvé sur un texte portant « décision qui autorise le Sieur Bellin, armurier, à établir une forge et fonderie à creuset dans l’intérieur de la ville de Cayenne » en avril 1838. Bellin partageait probablement le même profil que Vacher, présenté comme armurier, il avait obtenu l’autorisation nécessaire pour avoir une forge et fonderie dans le bourg de la ville, car depuis le décret impérial du 15 octobre 1810 et l’ordonnance royale du 14 janvier 1815 cette autorisation était nécessaire aux manufactures et ateliers qui répandaient « une odeur insalubre ou incommode ». J’ai recherché dans la base de données de Manioc : Affranchis de Guyane, si je trouvais par hasard des anciens esclaves associés à cet armurier, mais il n’en est rien. Il n’était pas forcément encore en activité en 1848.
Enfin, dans le livre La ville aux îles…, l’historienne Anne Pérotin Dumon mentionne une société de forges et ferrages formée entre le maréchal-ferrant Vincent Bonnes et le forgeron Jean Roy, à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe en 1807. L’acte est l’occasion de voir la variété des organisations possibles. Alors que dans notre cas, Vacher, le gérant avait la charge de fournir la nourriture des esclaves à partir d’un budget prédéterminé, la mise en société présentée par Anne prévoyait que chaque sociétaire se charge personnellement de fournir la nourriture à ses esclaves. Cette différence s’explique peut-être par le type de société formée. En Guadeloupe, Bonne et Roy étaient locataires de la forge. Bonne gérait les ferrages, Roy la forge. Chacun avait fait un apport équivalent à la société : 2 esclaves et les outils nécessaires à son activité. À Fort-Royal, les associés étaient propriétaires chacun pour moitié indivise de leur forge et Vacher était le seul gérant du tout ; Perrollat, entrepreneur des travaux du gouvernement, résidant à Saint-Pierre, semble avoir été, avant tout, un partenaire financier absent au quotidien de la forge.
J’espère pouvoir approfondir ultérieurement sur le travail quotidien des artisans de la ville coloniale, en particulier sur ceux au statut d’esclaves comme Élie, Auguste, Brutus, Pompé, Louis et Charles ; en attendant, je vous laisse avec cet extrait du Père Labat :
« On ne sçauroit croire l’incommodité & la dépense qu’il faut supporter lorsqu’on n’a pas une forge & deux forgerons. Car il faut avoir recours tous les jours au forgeron que l’on appelle Machoquet aux Isles, soit pour les houës, les serpes, les haches, les ferrures des roües de cabrouets, les oeufs, les platines, & autres ouvrages nécessaires à un Moulin. Un Habitant habile ne doit rien négliger pour avoir un Nègre forgeron, (…). »
Et vous, aviez-vous déjà songé à l’important et indispensable travail des forgerons pour répondre au besoin quotidien d’outils à l’époque ?
Bibliographie
- Anne Pérotin-Dumon, La ville aux îles, la ville dans l’île. Basse-Terre et Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 1650-1820, Paris, Editions Karthala, 2000, p. 660.
Archives
Archives nationales outremer
- Dépôt des fortifications des colonies, Plan de la ville du Fort-Royal et environs par François Louis Joseph Garin, 1826, FR_ANOM_13DFC659A.
- Etat-civil, Fort-Royal, acte de mariage n°320 du 24 novembre 1828, vue 157.
- Etat-civil, Fort-Royal, acte de mariage n°52 du 13 février 1831, vue 29.
Archives de Martinique, série des Hypothèques
- 4Q2/536, acte n°48, vente d’une forge et fonderie
- 4Q2/536, acte n°87, vente et société
- 4Q2/540, acte n°27, vente et dissolution de la société
Googlebook
- Bulletin officiel de la Guyane Française, décision qui autorise le Sieur Bellin, armurier, à établir une forge et fonderie à creuset dans l’intérieur de la ville de Cayenne » en avril 1838, p 91.
Manioc
- Jean-Baptiste Labat, Nouveau voyage aux isles de l’Amérique… Tome quatrième, Paris : Chez Guillaume Cavelier père, 1742. pp 182-183.