Les recettes du Père Labat # 3 La pimentade (sauce-chien)

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Le père Labat, un religieux chroniqueur, gourmet et gourmand, voire glouton

Portrait en médaillon du Père Labat
Portrait en médaillon du Père Labat

Parmi les personnages connus de l’histoire de la colonisation française, le père Jean-Baptiste Labat fait figure de nom incontournable. Il fournit en effet pléthores d’informations issues de son expérience dans les îles entre 1694 et 1705. Ce qui m’a marqué dans les récits du père Labat, c’est son intérêt immodéré pour la nourriture. Non seulement il décrit les plantes et animaux, mais il s’intéresse aussi aux différentes manières d’accommoder les fruits, les légumes et les viandes dans les îles. Il goûte à tout, même aux vers frits des palmistes. C’est un adorateur de la viande de tortue boucanée. Il s’extasie sur les « si bonnes » préparations à base de fruits sucrés, il est visiblement au fait des recettes de boissons fermentées… L’homme est gourmet et gourmand, pour ne pas dire glouton ou goinfre ! Un vrai critique culinaire qui livre au fil des lignes des « manières d’apprêter », autrement dit des recettes qui n’en portent pas encore le nom et qui contribuent à notre patrimoine gastronomique. J’ai donc décidé d’écrire une série au long cours pour parler ripaille, tambouille, boustifaille gueuleton, popote, mangeaille et graille dans la Caraïbe à partir de ses prolixes écrits !

Pour en savoir plus sur ce missionnaire dominicain et son livre Nouveau Voyage aux isles de l’Amérique, je vous invite à lire le premier billet de la série sur les aliments et le jeûne (avec une recette de diablotin rôti). Aujourd’hui, je vous propose de voir la pimentade, dont l’héritière est un classique de nos assaisonnements dans les Antilles, aujourd’hui appelée sauce-chien.

Quand Labat évoque la pimentade pour la première fois dans son ouvrage, ce n’est pas pour son usage alimentaire, mais pour son usage « médicinale ». À son époque, le mélange fut en effet employé pour éviter l’infection et le pourrissement des chairs ; Labat relate ainsi son emploi sur un esclavisé qui fut fouetté malgré la douleur qui résultait de l’effet de la capsaïcine. « Je fis mettre le sorcier aux fers après l’avoir fait laver avec une pimentade, c’est-à-dire de la saumure dans laquelle on a écrasé du piment & des petits citrons. Cela cause une douleur horrible à ceux que le fouet a écorché, mais c’est un remède assuré contre la gangrène qui ne manquerait pas de venir aux plaies. » (T. 1 p166/210)

Aujourd’hui encore, ceux qui manipulent le piment le font avec prudence (à moins que le piment ne soit végétarien) en évitant le contact direct avec la peau pour n’apprécier le plaisir du piquant qu’en bouche !

La pimentade, une sauce à base de piment et de jus de citron héritée des Kalinagos

Comme toute bonne recette, la pimentade connaît de nombreuses variantes, mais l’on retiendra que sa base se compose d’un liquide chauffé que l’on verse sur du piment haché et du jus de citron. Labat rapporte la manière de faire des kalinagos, dont nous avons hérité cette recette : « pimentade, c’est à dire de suc de manioc qu’ils ont fait bouillir, & dans lequel ils ont écrasé quantité de piment avec du jus de citron. C’est leur sauce favorite & universelle pour toutes sortes de viande & de poisson; & Ils la font si forte qu’il n’y a guère qu’eux qui s’en puissent servir. » (T. 1 p. 15/233) Il reprend d’ailleurs la recette un peu plus loin : « Pour leur pimentade c’est du suc de manioc bouilli, avec du jus de citron dans lequel ils écrasent une si grande quantité de piment, qu’il est impossible à tout autre qu’à eux d’en user. J’ai déjà dit que c’était leur sauce favorite & universelle. » (T. 1 p 31/253)

Labat n’est pas le premier à évoquer la consommation de cette sauce. Guillaume Coppier, marin aventurier qui a navigué dans les eaux de la Caraïbe dans les tout premiers temps de la colonisation française, l’évoque aussi dans son récit : « Piment, (…) l’on en fait aux susdites Isles toutes les sauces, salmigondis, & ragoûts, qu’on y appelle Pimentades, en Sauvage, à l’effet de quoi, (…) on met simplement de l’eau douce, & du Piment rompu avec du sel, n’y ayant au monde épice plus forte, corrosive,  échauffante, n’y plus apéritive, & de meilleur goût. Il faut que je dise, comme notre Cassavâ, avec ces Pimentades, étaient là nos mets les plus fréquents. »

D’un côté, Labat rapporte que les Amérindiens ne consommaient pas de sel dans leur alimentation et employaient un « suc de manioc » au lieu de l’eau. De l’autre, Coppier décrit une pimentade sans jus de citron. Tout cela me laisse penser que les Kalinagos employaient cette sauce avant la conquête coloniale européenne ; mais cette dernière a conduit à l’introduction des agrumes (originaire d’Asie) en Amérique et a probablement engendré une évolution de la recette pour y ajouter le jus de citron. L’adaptation européenne de la pimentade pour davantage correspondre aux goûts des colons est aussi présente dans les écrits de Labat : « on fait une pimentade avec le jus de citron, le sel & le piment écrasé. » (T. 1 p 107/343)

La pimentade s’impose rapidement pour bien des mets et à toutes les tables de la population vivant dans les colonies de l’époque. Évoquant la consommation des patates douces, Labat écrit : « Quand tout est cuit, on ôte facilement la peau des patates, et on les mange comme le pain avec la viande, sans oublier la pimentade, qui est la sauce favorite de biens des gens. » (T. 1 p 108/344) Il fait aussi référence de l’usage de la pimentade pour accompagner le lambi (T. 2 p 486/538), le poisson (T. 1 p. 15/233),  la viande (T. 1 p. 15/233) dont le cochon (T. 2 p. 257/295), et le crabe en y ajoutant pour ce dernier le taumalin (T.1 p. 49/279).

La pimentade, une recette de poisson en Guyane au XIXe siècle

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Pimentade d’atipas

Un siècle après Labat, on retrouve mention de la pimentade consommée en Guyane ; elle est alors devenue une recette toujours consommée de nos jours s’apparentant au court-bouillon des Antilles. Le général Freytag, qui vécut en Guyane quelques années à partir de 1792, écrit ainsi : « On appelle pimentade du poisson coupé en tronçons, bouilli avec du sel et du lard fondu. Dans ce bouillon que l’on  fait très-long, on met du couaque ou de la cassave, dont nous  avons plus haut donné la description ; ce ragoût se nomme  pimentade, à cause de la grande quantité de piment que l’on  y ajoute. C’est le mets favori des créoles de Cayenne. Il est sain, rafraîchissant et tonique. »

Brumauld de Beauregard, religieux déporté à la période révolutionnaire et qui connut la Guyane à la même époque que Freytag, évoque lui aussi cette consommation de la pimentade devenue recette d’un plat et non seulement une sauce d’accompagnement. « Le grand régal, surtout le soir, c’était la pimentade. Ce ragoût se fait avec du poisson. La pimentade est  un mets commun à tous les habitants de la Guyane, depuis les grands jusqu’aux nègres.  Comme le poisson est fort commun , on le lave, on le coupe en tronçons, puis on met un peu de beurre dans la marmite, on y met les tronçons de poissons et on noie le tout dans une grande quantité d’eau. On jette quelques piments brûlants dans ce brouet, on ferme la marmite et on lui fait donner six minutes de bouillon. On jette la cuisson dans un plat et l’on sert dans des assiettes profondes quelques tronçons de poisson et de grandes cuillers à pot de ce jus, non innocent, car il brûle, mais sans mérite. »

De la pimentade à la sauce-chien

Arthur Delteil dans ses souvenirs de voyages (réalisés en 1865) donne une autre description de la recette guyanaise, la comparant à  la bouillabaisse marseillaise. « Le mets national par excellence, celui qui tenait la première place au repas de midi et dont tout bon créole noir, mulâtre ou blanc ne se serait jamais passé : c’est la Pimentade (…) La pimentade tient le milieu entre la bouillabaisse provençale et le court-bouillon des Antilles. Elle se prépare avec des poissons d’espèce particulière à la chair grasse et ferme. Un des meilleurs et des plus recherchés est, sans contredit, le mâchoiran jaune, grand poisson (…). Une pimentade de mâchoiran jaune est aussi réputée à Cayenne qu’une bouillabaisse confectionnée à Marseille par les savantes mains du célèbre Roubion. Outre le poisson, qui est la pièce principale de la pimentade, il y a entre des tomates, du citron, de l’ail, de l’oignon et enfin du piment, dont on dose la proportion suivant le goût de chacun. » (p. 240) On voit que tomate, ail et oignon sont venus enrichir le piment et le citron formant jusque-là la base de la sauce .

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Couteau de cuisine dit couteau-chien

L’ajout de tomate, ail et oignon mentionné dans la recette guyanaise ne va pas s’en rappeler l’une des versions actuelles de ce que l’on nomme désormais la sauce-chien, en référence au couteau de cuisine de la marque éponyme qui fut vendu dans les Antilles à partir de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe siècle et qui reste très populaire aujourd’hui encore.

Ce n’est qu’à partir des années 1930 que j’ai trouvé dans des archives l’expression « sauce-chien ». Henriette Célarié l’emploie dans son récit : « on faisait rôtir un cochon de lait ou un marcassin en plein air, devant un feu vif, On le mangeait à la « sauce-chien ». » Il n’y a pas de recette qui précise sa composition, mais on en trouve une pour la Guyane à la même période dans le livre d’Emmanuel Salomon :  « A 1 heure, nous étions de retour à A Dieu vat, où l’on nous servit, avec mille bonnes choses, de délicieux dachines à la sauce chien. Recette pour la sauce chien : eau chaude, sel et piment ; citron facultatif. » Ainsi, bien qu’elle ait connu des aménagements et des variantes et qu’elle ait changé de nom, la pimentade a traversé les siècles.

Si vous êtes amateur de cuisine antillaise, vous connaissez forcément la sauce-chien que l’on sert traditionnellement de nos jours avec le poisson grillé et qui accompagne à merveille bien d’autres mets. Comme la pimentade, la sauce-chien se fait avec un liquide chaud, qui assure la diffusion des saveurs, elle comprend du jus de citron, mais aussi de l’oignon-pays (cive), du persil, de l’ail, un peu d’huile et plus ou moins de piment selon les goûts de chacun. Tatie Maryse, une référence pour la cuisine créole, partage sur son blog ses meilleures recettes antillaises et vous propose de réaliser sa recette de sauce-chien sans ou avec tomates.

Et vous, saviez-vous que la sauce-chien trouve son origine dans la pimentade héritée de la culture kalinago ? Utilisez-vous un couteau Chien pour la réaliser ? Pratiquez-vous d’autres variantes des recettes proposées ? Pour ceux et celles qui se seraient fait surprendre par le feu du piment, je vous rappelle que le plus efficace reste un peu de lait à utiliser comme un bain de bouche, car la capsaïcine n’est pas soluble dans l’eau.

 


Note : contrairement à ce que mes photos pourraient laisser suggérer, je n’ai pas utilisé le piment fort, mais du piment végétarien dans la sauce . Le fort sera découpé précautionneusement plus tard et tamponné à la fourchette sur le repas !

Bibliographie

Archives

Iconographies

  • Base de donnée Manioc PLANCHE I. Portrait inédit du R.P, Labat. Collection Petitot, Paris. Extrait de : Voyages aux Isles de l’Amérique (Antilles) 1693-1705. Tome 1.
  • Base de données Manioc Piment annuel et Piment Caraïbe Descourtilz, Michel Etienne et Jean Théodore, Pérée, Amédée, Extrait de Flore médicale des Antilles, ou traité des plantes usuelles des colonies françaises, anglaises, espagnoles et portugaises… Tome 6, 1828.
  • BIU Santé (Paris) via Gallica Piment Capsicum Annuum M.J. Vesque, XXe siècle.
  • Wikipédia Pimentade d’Atipas.

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