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En ce moment, je m’intéresse entre autres à la documentation sur les « Noirs du domaine » ; je reviendrai écrire sur ce thème précis plus tard (dans longtemps !), quand j’aurai fini de consulter les nombreuses liasses sur le sujet, parce qu’il y a beaucoup à dire sur les hommes et femmes esclavisés et propriété de l’Etat. Toutefois, je n’ai pas envie d’attendre pour vous parler de Baptiste, « vieux nègre » infirme en 1833, esclavisé, qui fut autrefois apothicaire.
Le coût de Baptiste
En 1833, le gouverneur de la Martinique s’intéresse à Baptiste. En effet, « Depuis le mois de janvier 1829 un vieux nègre, natif de Sainte Lucie, nommé Baptiste, appartenant à la Colonie(*), a été admis à l’hôpital du Fort-Royal où il est encore, atteint d’une hémiplégie du côté droit et de cécité complète. »
Si Baptiste est l’objet d’une conversation entre le gouverneur et l’ordonnateur (l’administrateur chargé d’exécuter les dépenses publiques), c’est parce que, de leurs avis, il pèse trop lourd dans les dépenses de la Colonie. En effet, l’ordonnateur note que « Son séjour à l’hôpital coûte 1256,80 francs par an et rien n’annonce qu’il ne puisse encore durer plusieurs années. » Il précise : « l’administration, en agissant aussi généreusement, ne comptait pas sans doute que les infirmités dont Baptiste est atteint puissent se prolonger aussi longtemps et occasionnent des dépenses aussi considérables. »
Plus que la conversation cynique et vénale sur la meilleure manière de dépenser le moins possible à l’obligatoire entretien de Baptiste, c’est surtout la mention de son passé qui a fait briller une lumière dans mes yeux. Le rapport précisait que l’homme avait été au service de la pharmacie de l’hôpital de Fort-Royal (Fort-de-France). Ainsi, quand l’ordonnateur répond au gouverneur, il explique que « Ce n’est point avec aucun espoir de guérison que ce Noir a pu être admis à l’hôpital, il est plus naturel de croire qu’il y a été envoyé pour y terminer sa carrière qui a été presque toute entière consacrée au service de la pharmacie de l’hôpital où il était employé comme garçon. » Or, il y a quelque temps, j’avais fait des recherches sur l’hôpital militaire de Fort-Royal et j’avais donc peut-être déjà rencontré Baptiste dans l’inventaire de 1793. Une rapide vérification sur le blog m’a permis de confirmer que je le connaissais !

Baptiste, une vie d’apothicaire
En 1793, Baptiste était déjà au service des malades de l’hôpital militaire de Fort-Royal où il œuvrait comme esclave apothicaire. L’inventaire ne donnait aucune autre information. On sait uniquement que Baptiste été chargé d’aider à préparer ou de faire lui-même des tisanes, potions et autres remèdes à administrer aux malades de l’hôpital.
Comment cet homme natif de Sainte-Lucie s’était-il retrouvé esclave à l’hôpital militaire de Fort-Royal ? Pour l’instant, je n’en sais rien. En tout cas, il ne fut pas le seul à devenir « nègre du roi » ou « Noir du domaine » colonial selon les formules les plus fréquentes dans les documents d’archives, car on trouve une cinquantaine d’autres personnes aussi natives de l’île voisine sur les listes de la Colonie. Depuis quand travaillait-il à l’hôpital ? Aucune idée, mais au moins depuis 1793. Quel âge avait-il ? Ni l’inventaire de 1793 ni les courriers de 1833 ne le précisaient. Comment cet homme était-il passé des mains des religieux en 1793 à celui du domaine colonial en 1833 ? Ça, je le savais ! L’hôpital militaire de Fort-Royal était administré par les frères de la Charité ; aussi, quand les biens des religieux furent confisqués lors de la Révolution française (incluant les édifices qu’ils louaient ou occupaient, les habitations de cultures variées et bien évidemment aussi des esclaves…), les personnes esclavisées attachées à l’hôpital militaire se retrouvèrent « Noir du Domaine » et de facto propriété de la Colonie.
Puisque l’ordonnateur expliquait que Baptiste avait été presque toute sa vie au service de la pharmacie de l’hôpital, et comme j’avais croisé dans la documentation des états nominatifs listant les personnes réduites au statut d’esclaves appartenant au domaine colonial au XIXe siècle, j’ai commencé par rechercher Baptiste dans ces listes. Je l’ai trouvé dans les états de 1818, 1825, 1826 et 1829, âgé respectivement de 68, puis 81, 82, 86 ans ce qui m’a permis de déduire une année de naissance approximative entre 1743 et 1750. Peut-être Baptiste s’était-il retrouvé transporté entre Sainte-Lucie et la Martinique au gré des conflits franco-anglais pour la possession des îles ? La guerre de Sept Ans (1756- 1763) s’était soldée par la perte française de Sainte-Lucie au profit des Anglais ; Baptiste appartenait peut-être à des maîtres ayant fui définitivement Sainte-Lucie, à moins que ce ne soit plus tardivement dans les années 1790 lors des troubles révolutionnaires dans la Caraïbe.
En tout cas, en 1818, depuis plus de 25 ans déjà, Baptiste travaillait à l’hôpital de Fort-Royal. Il était à ce moment-là, selon l’état nominatif, âgé de 68 ans, et, malgré cet âge avancé, le document précisait « servant la pharmacie ». À cette époque, il est le plus âgé du personnel esclavisé de l’hôpital, un des rares survivants de la liste de 1793. À ses côtés, à la pharmacie, on trouve Thomas, 50 ans, Denis, 52 ans ; Laguerre 50 ans est infirmier, de même que Jean Louis 17 ans, Bourriqui (ou Bourriquet) 50 ans, et Zizi 16 ans, seule femme du groupe qui ne soit pas blanchisseuse comme Adélaide 34 ans, Magdelaine 40 ans et Victoire 20 ans.
Un rapide coup d’oeil à l’état nominatif de 1818 montre une vingtaine de femmes et hommes exploités dans la soixantaine dont la moitié sont dans un état d’infirmité qui limite leur activité ; au-delà, les cas sont rares, il n’y a guère que Jean Jacques 70 ans, maçon, et Lutile, 72 ans, manoeuvre à la direction de l’artillerie (personne la plus âgée qui ne soit pas déclarée infirme).
L’état nominatif de 1818 précise à propos de Baptiste et de ses collègues : « Ces nègres et négresses forts sont bien utiles au service de l’hopital, où ils sont employés, ils ne sont point d’après le marché passé avec l’Entrepreneur, à la charge du gouvernement. Ils sont nourris, habillés et entretenus au frais de l’entrepreneur. »
En 1818, Baptiste bénéficiait de 0,36 franc de solde journalière pour son travail à la Pharmacie. Des esclaves payés ? Oui, c’est une des spécificités des « Noirs du domaine » au XIXe siècle. Je ne sais pas depuis quand exactement les esclaves du Roi bénéficiaient d’une rémunération ; un procès-verbal du conseil privé de 1829 mentionne que la mesure visant à rémunérer les esclaves du roi datait de l’administration du Général Donzelot ; celui-ci ayant pris ses fonctions en 1817, le solde journalier attribué en 1818 à Baptiste devait être tout récent. La paie des esclaves du Roi fut d’ailleurs remise en cause en 1829 par le gouverneur Freycinet et quelques notables membres du conseil privé, M. le chevalier Duprey, M. D’Eculleville et M. de Latuillerie.
Un arrêté de 1818 donne la fixation des salaires et fait référence à un tableau comparatif des salaires antérieurs, j’espérais obtenir des informations supplémentaires en consultant ce tableau, mais je ne l’ai pas retrouvé. L’arrêté de 1818 permet toutefois de situer la faiblesse de la rémunération des « Nègres du roi » ; les ouvriers d’arts ou commandeurs gagnaient 0,60 franc, les manoeuvres (ouvriers non qualifiés) 0,35 franc. À titre de comparaison, les manoeuvres libres les moins rémunérés étaient ceux de la compagnie d’artillerie, ils touchaient 1,10 franc les plus rémunérés, les manoeuvres de 1re classe externe, 2,60 francs. Le solde touché par les ouvriers d’art ou commandeurs « nègres du roi » était équivalent à celui des apprentis libres.
L’effectif de l’hôpital en 1818 était réduit : 10 esclaves alors qu’il y en avait plus de 80 en 1793 ; il fut augmenté par l’arrivée en 1822 de quelque 200 « Noirs de traite » illégale répartis dans les différents services coloniaux ou sur les propriétés domaniales de la Colonie. Mais, Baptiste, usé par l’âge et le labeur, avait, à ce moment-là, cessé de travailler à la pharmacie de l’hôpital. Son état de santé semble s’être dégradé progressivement. En effet, alors qu’il appartient encore au personnel de l’hopital en 1818, il figure par la suite dans la liste des personnes infirmes (tout comme Thomas et Bourriqui les premières années).
Dans l’état nominatif de 1825, alors que Silvain, son voisin listé immédiatement après, est décrit « aveugle », rien ne vient préciser l’état de Baptiste. Encore au début de l’année 1829, rien n’est signalé ; par contre, dans la liste établie en décembre 1829, Baptiste est décrit « valétudinaire, atteint d’une hémiplégie ». Pourtant, une ordonnance de 1815 sur les dénombrements précisait : « ne seront réputés infirmes que les esclaves mutilés, maniaques, perclus, ladres et aveugles » ; j’en ai donc conclu que la paralysie et la cécité de Baptiste s’étaient révélées dans toutes leurs étendues en 1829 et que c’est l’état général de vieillesse qui le faisait auparavant paraître dans la liste des infirmes ; mais il se peut aussi qu’on n’ait juste pas pris la peine de préciser des maux dont il souffrait déjà et qui s’étaient intensifiés au fil du temps.
Le coût des femmes et hommes exploités étant toujours au coeur de leur administration par la Colonie, l’état nominatif de 1825 indique en observation que les « infirmes n’ont donné aucune journée au Roi » et que celles inscrites correspondent aux jours où on leur a accordé et payé la rémunération pour « leurs petits besoins », quand ils ont répondu à l’appel pour l’année 1824. Baptiste touche ainsi 306 journées en 1824, puis 173 journées à 0,35 franc en 1825. Pour vous donner une idée de la valeur de ce qui lui est remis, sachez qu’en 1828, une ration journalière de 750g de pain frais fournie aux esclaves du roi coûtait à l’administration coloniale environ 42 centimes, celle de 550g de biscuit 23 centimes ; en 1829, la ration de 250 g de boeuf salé était à 24 centimes, celle de 375 g de morue à 15 centimes. Les personnes esclavisés qui n’étaient pas exploitées sur une habitation domaniale, mais travaillaient dans les services de la colonie tels la direction d’artillerie ou le magasin général de la Marine, n’avaient vraisemblablement pas accès à un petit jardin ; la somme donnée en plus de la ration alimentaire (qui se composait uniquement de pain et de boeuf salé ou de morue en 1829) permettait ainsi probablement de compléter la nourriture (en igname, manioc…) et d’obtenir quelques menus bricoles pour la vie de tous les jours. Toutefois, il n’en avait pas toujours était ainsi, car pour les infirmes de 1818, l’état précisait « Incapables de rendre aucun service, ils ne reçoivent point de paye » ; le gouvernement se limitait à fournir le nécessaire pour les nourrir et les habiller.
Baptiste garde ses mystères
Il y a une chose que je ne vous ai pas dite. Pour réduire la dépense liée à l’entretien de Baptiste, l’ordonnateur a cherché une solution. Dans son courrier au gouverneur, il écrit :
« J’ai cru devoir dès lors examiner s’il n’y aurait pas moyen de diminuer cette excessive dépense en conciliant ce que l’humanité commande en faveur d’un vieux serviteur infirme et grabataire.
Il a au fort royal une petite fille nommée Rose Joséphine mulâtresse libre qui consentirait à prendre chez elle son [grand-]père moyennant la somme de 51,50 francs par mois, à la charge par elle de le nourrir, loger, blanchir et de lui donner tous les soins que nécessite son état. (…) »
Baptiste avait donc eu des enfants ! Du moins, au moins un enfant.
Reconstituer une famille entre esclavage et liberté n’est jamais une mince affaire, qui plus est dans ce cas, car la filiation par les hommes esclavisés était très rarement mentionnée. Les prénoms Rose Joséphine n’étant pas si communément associé, j’ai tout de même recherché dans l’état civil de Fort-Royal, une Rose Joséphine libre qui déclarerait éventuellement des naissances autour de 1833. Et j’en ai trouvé une !
En 1828, Rose Joséphine 33 ans, couturière, domiciliée dans une cour appartenant à une maison de la grande rue, « mulâtresse libre » de naissance, fille de la nommée Angélique Delauriée, « métive libre » de naissance, déclare la naissance d’un petit Césaire (décédé quelques mois plus tard dans une maison de la rue Blondel). En décembre 1831, le décès d’un enfant né sans vie fut déclaré ; il avait pour mère Rose Joséphine 37 ans, demeurant dans une maison de la rue Saint-Laurent, sans profession. La première déclaration précisait la date de baptême de Rose Joséphine : le 22 avril 1794. On trouve bien cette année-là, dans les registres de la ville un acte présentant Rose Joséphine « âgée d’un mois et demi, fille naturelle d’Angélique Dulaurier, métive libre de naissance ». Rose Joséphine décède couturière en 1840, à 46 ans « dans la maison qu’elle habitait au fort royal rue Blenac n°44« . J’ai aussi trouvé une Rose Joséphine dans des mutations de biens fonciers à Fort-Royal : achat d’une petite case de 250 francs en septembre 1830 et vente d’une petite maison de 360 francs en mai 1831 sur les terres du roi près des magasins de la Marine.

Si tous ces éléments permettent de reconstituer la famille et la vie de Rose Joséphine, ils ne permettent néanmoins pas de faire de lien avec Baptiste. Je n’ai pas réussi à suivre la trace d’Angélique. C’est d’autant moins évident que les mentions de « couleur » et de liberté induiraient que, pour pouvoir pu être par ailleurs la compagne de Baptiste, la grand-mère de Rose Joséphine fut perçue comme étant une femme métisse très claire de peau, affranchie ou libre de naissance, voire une femme blanche ; cela a pu arriver bien sûr, mais c’était hors des usages ordinaires et même un tabou social pour le second cas. Ainsi pour l’instant, les liens, que Baptiste a noués avec des femmes dans la société foyalaise et qui, malgré son statut d’esclave, lui ont permis de donner naissance à une descendance libre, restent un mystère.
Finalement, ce n’est pas auprès de sa petite fille Rose Joséphine, que Baptiste finit ces jours, car
« M. le gouverneur pense que le moyen serait encore fort onéreux à la colonie , il proposerait de faire recevoir Baptiste au bureau de charité du fort royal moyennant une somme quelqconque qui pourrait être fixée par le conseil.
M. L’ordonnateur répond qu’il avait songé à le placer dans l’établissement dont il s’agit mais que le trésorier du bureau a déclaré ne pouvoir recevoir un homme infirme qui exige pour le soigner, la présence continuelle d’un garde malade. (…) toutefois un homme pourrait être reçu dans cet établissement moyennant une somme de 310 francs par an, ce qui permettrait de lui donner tous les soins qu’exige son état (…) De l’avis du conseil, M. Le gouverneur décide que le nègre Baptiste sera placé à l’hospice de Charité au Fort Royal auquel la caisse coloniale payera à cet effet une somme de 310 francs. »
(*) J’emploie ici Colonie avec une majuscule pour évoquer l’autorité détentrice du pouvoir institutionnalisé dans l’espace colonial .
Archives
- Archives territoriales de Martinique (ATM), Copie de la série géographique (Anom), 1mi 1467 – Carton 35 Dossiers 301 à 305.
- Bibliothèque nationale de France, Code de la Martinique, ordonnance du 20 décembre 1815 de l’intendant sur les dénombrements N°1569, T6.
Iconographies
- ANOM, Garin, François Louis Joseph, commandant du Génie(visa), Plan de la ville du Fort-Royal et environs, 1er mai 1826, FR_ANOM_13DFC659A.
- ATM, courrier de l’ordonnateur en 1829, 1mi 1467.
Toujours aussi intéressant. Merci ! Sarah PIERRE-LOUIS.
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Je découvre avec beaucoup d’émotion la vie de Baptiste. Mille mercis pour cette page d’histoire qui j’en suis certain est méconnue de notre communauté Martiniquaise.
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