Le préjugé de couleur à la française #2/6 L’image stéréotypée des Noirs

tanlistwa, peinture sur fond sombre représentant un jeune garçon noir de face, visage rond et jonflue, regardant vers le peintre, il porte une chemise claire simple, surmontée d'une étoffe sombre, il semble sourire légèrement

Temps de lecture : environ 12 minutes.
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Cette semaine, nous poursuivons la série sur le préjugé de couleur avec l’épisode 2. Dans le précédent billet, j’ai rapidement détaillé les sous-catégories des systèmes racistes développés par le modèle théorique de Pierre-André Taguieff : idéologie (conception du monde), préjugé (opinions, croyances), discrimination (comportement collectif aboutissant à des mesures d’exclusion). Dans ma thèse*, j’ai choisi de démarrer l’étude du préjugé de couleur par l’analyse des représentations prédominantes que l’Occidental blanc se faisait de l’Africain noir ; on est, là, plutôt face à des opinions et croyances, donc dans la sous-catégorie « préjugé racial » du modèle théorique. Il me semblait que c’était un bon point de départ, car cette image des Noirs préexistait à la transplantation des hommes et femmes dans la Caraïbe. Aujourd’hui, je vous parle de l’image des Noirs, car elle a nourri non seulement des attitudes sociales, mais aussi des décisions législatives, constitutives du préjugé de couleur, au plus haut de l’État. Je vais me centrer sur seulement deux vecteurs de représentation : les chroniqueurs dont les écrits relataient les voyages et avaient vocation à s’adresser à un large public de lecteurs, les rédacteurs de lois dont les textes ont inscrit le préjugé de couleur sur le plan législatif.

La « noirceur » des Noirs

L’image des Noirs ne commence pas son histoire dans l’espace colonial ; elle avait déjà des fondements qui, sans remonter aux écrits antiques, s’ancraient dans les voyages du temps des grandes découvertes européennes. Dès 1450, des captifs achetés en Afrique arrivaient dans tous les ports du Portugal et de l’Andalousie. Pour expliquer la mise en esclavage des Noirs, l’attitude collective se contentait de justifications très générales ; ils étaient païens, hérétiques, orthodoxes, extérieurs à la communauté chrétienne.

Les Blancs se sont certes interrogés, au contact des Noirs, sur la place de l’Africain dans l’ordre de la Création. Toutefois, les voyageurs européens furent davantage marqués par les similitudes entre les différents peuples africains que par leurs singularités ; ces similitudes (couleur de la peau noire, paganisme, coutumes…) faisaient pour eux des Noirs, des êtres inférieurs, perçus comme très éloignés d’eux-mêmes.

Comme vous pouvez le deviner, les sources ne firent pas éloge des hommes et femmes rencontrées sur le continent africain. Les Noirs étaient le plus souvent réduits à l’état de sauvages ; certains peuples étaient qualifiés de « brutes sans raisons, sans intelligence », « grands idolâtres », « fort cruels », « rudes et de sauvage nature ».

Avec la colonisation des Amériques et de la Caraïbe, et la cohabitation forcée des uns et des autres, les représentations négatives des Noirs se sont encore renforcées et étendues. L’Africain fut d’abord décrié pour la teinte de sa peau. Les mots écrits, publiés, diffusés par les récits des missionnaires religieux ayant œuvré aux Antilles tels que Labat ou Dutertre sont rudes à l’égard de celles et ceux déportés puis réduits au statut d’esclave. Le père Dutertre s’étonnait sérieusement de « quelques-uns de nos François qui se portent à aimer leurs négresses malgré la noirceur de leur visage, qui les rend hideuses, et l’odeur insupportable qu’elles exhalent, qui devraient à mon avis éteindre l’ardeur de leur feu criminel ». Oui, vraiment.

Je vous épargne la description de Guillaume Coppier, petit blanc français engagé dans les débuts de la colonisation française, que je cite dans la thèse et qui, selon ma sensibilité, gagne la palme de la description raciste la plus crasse et blessante.

Comme souvent en situation de domination, le dominant se définit (in)consciemment comme le point de référence, la norme valorisée. Comme le remarque le professeur de littératures Léon Hoffman, « les causes de la blancheur des Blancs ne semblent avoir inquiété personne. L’Européen constitue la norme, l’homme de couleur l’anormal ». Il en va de même des autres critères de caractérisation des non-blancs pour Norbert Dodille spécialiste de littérature coloniale : le physique européen était considéré par les Européens comme un nec plus ultra de l’angle facial**.

Mus par leurs conceptions religieuses, les Européens virent aussi dans la couleur de la peau noire un facteur explicatif de la corruption de l’âme auquel se greffaient les notions d’idolâtrie et de sorcellerie. Le fait que les Africains fussent associés à une pratique moralement condamnable en matière de croyance par les chrétiens justifia la mission « civilisatrice » des missionnaires et des colons, et contribua à renforcer l’idée d’une infériorité au moins morale des Noirs. L’esclavage devint alors un motif tout trouvé pour amener ces femmes et hommes noirs dans un plus « sage chemin ».

À ces représentations négatives générales sur les Noirs, s’adjoignaient des représentations négatives plus spécifiques, sans être exclusives, aux personnes métisses***. Les « mulâtres » étaient particulièrement mal vus, d’autant plus qu’ils naissaient le plus souvent hors mariage. Dutertre intitulait l’un des chapitres de son ouvrage « de la naissance honteuse des mulâtres et de leur condition » — c’est dire son aversion en la matière.

Contrairement aux religieux, les administrateurs se préoccupaient peu des raisons de la couleur de la peau noire ; néanmoins, ils associaient eux aussi aux Noirs des stéréotypes négatifs. Vous pouvez les retrouver en lisant les motifs énoncés justifiants des arrêts et ordonnances du Code de la Martinique. Je vais dans la suite de ce billet vous donner les principaux et quelques conséquences.

tanlistwa, peinture, Étude de
« Étude de nègre », peinture, XVIIe siècle, Crédits photos © L. Gauthier

Le voleur

Une idée-force, qui légitime bien des règlements dans les colonies, est celle du Noir voleur ou receleur. Le stéréotype du Noir voleur n’est pas nouveau. Quand les marchands européens traitaient sur la côte africaine, peu au fait des coutumes locales, ils rencontraient des difficultés dans leurs transactions commerciales, ils relayaient alors ce genre de propos, convaincus de la fourberie des autres. À la Martinique, cette idée est présente tout au long du XVIIIe siècle ; on la trouve tout aussi bien dans la déclaration du roi sur les « nègres libres qui cachent des marrons », en 1705, que dans l’ordonnance du gouverneur général et de l’intendant, concernant les libertés données aux esclaves sans permission du gouvernement en 1768.

Le vol était perçu , dans les colonies  comme dans le royaume de France, comme particulièrement dangereux. En effet, les voleurs menaçaient les biens, et, parce qu’ils étaient supposés être extérieurs à la communauté, agir à visage couvert ou dans la nuit, leur méfait s’accompagnait dans l’opinion publique d’un sentiment d’impunité. Pour l’État, les vols commis sur grands chemins et les larcins domestiques constituaient aussi une menace pour le pouvoir. Dans le premier cas, les vols pouvaient être perçus comme une contestation de la puissance royale ; dans le second, ils étaient comme une atteinte à la puissance du maître. Or le maître était, à son échelle, le roi dans sa demeure. Parce que les Noirs étaient associés à l’image du voleur ou du receleur, ils devenaient des personnes dont il fallait particulièrement se méfier.

L’oisif vagabond

L’oisiveté fut une autre caractéristique récurrente supposée décrire les Noirs. Il faut dire que vol, oisiveté, vagabondage et mendicité étaient intimement liés dans l’opinion commune. Ainsi, la suspicion de vol touchait généralement les personnes sans aveu, celles que personne ne pouvait reconnaître comme appartenant à la communauté, celles dont personne ne pouvait se porter garant. Le vagabond, c’est-à-dire la personne en âge et en état physique de travailler, qui menait une vie errante sans domicile fixe, semblait alors enclin au vol, et devenait un motif de réglementation, de pénalisation dès le début du XVIe siècle. Chemin faisant, au XVIIIe siècle, le vagabondage et la mendicité se placèrent haut dans la hiérarchie des crimes. L’État veillait en effet à faire rentrer les marginaux dans le moule des valeurs dominantes. Si le roi prévoyait de mettre au travail le vagabond mendiant, c’est avant tout parce que la société concevait de moins en moins l’oisiveté. Les physiocrates, par exemple, soutenaient l’idée que les pauvres devaient travailler, être productifs pour améliorer leur sort. Il me semble qu’on n’est pas tant sorti de cette injonction à la productivité depuis. En 1724, l’état criminalisa donc le vagabondage et la mendicité dans le royaume de France. En Martinique, le combat contre la mendicité était le même. Néanmoins, spécificité de la colonie, les personnes noires étant prétendument enclins au vol et recel, c’est tout naturellement, il semble, que le législateur précisa qu’il défendait « à tous hôteliers, cabaretiers et à tous autres, spécialement aux mulâtres, nègres et négresses libres, de loger, héberger ou retirer chez eux directement ni indirectement, soit de jour, soit de nuit, aucun desdits gueux mendiants »****. C’est le « spécialement » qui est de trop pour moi, car il explicite qui endossait le rôle de responsable du désordre, qui était le fond du problème selon le point de vue du rédacteur.

Afin de garantir l’ordre public, de limiter l’oisiveté et le vagabondage, l’état choisit de restreindre la liberté d’aller et venir. Dans le royaume de France, par exemple, les pèlerins, s’ils partaient sans autorisation, s’exposaient à la première récidive, à la peine de carcan, puis à la seconde, au fouet, car ils étaient alors, selon l’édit d’août 1671, considérés comme des vagabonds. À la Martinique, c’est la liberté d’aller et venir des  esclaves et des Libres de couleur qui fut visée. Leurs déplacements étaient contrôlés au sein même de l’espace colonial, essentiellement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Mais c’est surtout le déplacement des Noirs vers le royaume de France qui mobilisa l’attention ; ça, on en reparle davantage dans l’épisode 4.

Le malhonnête

Comme le vagabond, la personne de couleur ne semblait pas digne de confiance. Prenons l’exemple d’un arrêt du Conseil souverain de 1754 sur les orfèvres. Les orfèvres ne pouvaient pas acheter de matières précieuses auprès de n’importe qui, probablement dans le souci d’éviter les incitations à voler. Ainsi les orfèvres ne pouvaient pas se procurer de métaux auprès des « soldats, matelots, domestiques blancs, nègres, mulâtres libres ou esclaves de l’un et l’autre sexe, et par des personnes inconnues et non domiciliées ». Il fallait visiblement pouvoir s’assurer de la provenance de la matière. Les matelots et les soldats étaient des personnes de passage que la fonction plaçait sous une autorité tierce. Les domestiques blancs ou noirs n’étaient pas des gens de passage, mais ils demeuraient placés sous la dépendance de l’individu qu’ils servaient. L’interdiction visait les fournisseurs qui ne seraient que de passage et ceux que l’on suspectait d’être en mesure de dérober et de revendre de l’or, ce qui était le cas des domestiques vivant à proximité des biens du maître. Il reste que les Libres de couleur n’étaient ni des gens de passage ni des personnes inconnues et sans domicile. Pourtant, sans un certificat du commissaire du quartier de résidence, un orfèvre ne pouvait leur acheter de la matière première. Ainsi, les Libres de couleur, même connus et domiciliés, étaient associés à des personnes dont on devait se méfier.

À la Martinique, les stéréotypes autour du « mulâtre », et à travers lui de toutes personnes de couleur, furent aussi prétextes à l’interdiction de certains emplois. En 1765, un arrêt du Conseil souverain expliquait que :
« Me Nior, Notaire royal en cette île, résidant au bourg du Lamentin, employait un mulâtre libre à faire les expéditions des actes qu’il passait en cette qualité ; que même il lui servait de clerc dans son étude ; que des fonctions de cette espèce ne devant être confiées qu’à des personnes dont la probité soit reconnue, ce qu’on ne pouvait présumer se rencontrer dans une naissance aussi vile que celle d’un mulâtre ; que d’ailleurs la fidélité de ces sortes de gens devait être extrêmement suspecte ; qu’il était indécent de les voir travailler dans l’étude d’un notaire, indépendamment de mille inconvénients qui en pouvaient résulter ; qu’il était nécessaire d’arrêter un pareil abus ». Ceci n’est pas une discussion de comptoirs au bar du coin, non, ceci est écrit dans un arrêt, une décision de justice qui conduit à l’interdiction d’employer des personnes libres de couleur chez les greffiers, notaires, procureurs et huissiers.

L’insubordonné

Au XVIIIe siècle, la population noire croissante, libre comme esclave, favorisa l’inquiétude récurrente du désordre qu’elle pouvait provoquer. On voit s’ancrer l’idée que les Noirs puissent être source de débauche et émerger des arguments sur leur « esprit d’indépendance et d’indocilité ».  Je vous l’avais déjà écrit à l’occasion d’un article sur l’éducation des femmes : la docilité, c’est cette notion qui, peu importe la distance historique et culturelle, a le don de m’agacer. Elle est généralement invoquée pour qualifier la bonne attitude attendue d’un groupe. C’est récurrent dans les situations de discriminations. Le dominant, présupposant sa supériorité, posent comme principe que les esclaves, les affranchis ou les femmes, doivent être dociles pour être de « bonnes » personnes, autrement dit, ils et elles doivent être disposés à se soumettre et obéir. Ici, l’organisation sociale et l’idéologie affirmaient la subordination dont les esclaves et les Libres de couleur étaient supposés faire preuve en toutes circonstances ; les premiers en raison de leur statut servile, les seconds en raison de leur origine. Ainsi, le groupe dominant attendait des personnes libres de couleur, la soumission, la simplicité, et la décence supposément dues à l’état intermédiaire qui leur était imposé. Ceux qui ne s’astreignaient pas au comportement attendu étaient alors qualifiés d’arrogants ou d’insolents.

Conclusion sur l’image des Noirs

La transplantation des hommes et des femmes dans l’espace colonial des Antilles françaises et le contact accru entre colons blancs et les esclaves noirs ont participé au renforcement des préjugés préexistants à la colonisation. Comme il fallait bien se convaincre de la légitimité de la pratique esclavagiste programmée par les nécessités du projet colonial, les Blancs se sont confortés dans leur prétendue supériorité (et neutralité !) et ont banalisé l’idée que l’esclavage des Noirs pouvait représenter tant une solution morale qu’économique. Vu les enjeux économiques représentés par le commerce colonial, l’image négative du Noir n’a guère peiné à être véhiculé hors des colonies à commencer par tous les milieux concernés par la traite négrière et son commerce (Bordeaux, Nantes, La Rochelle…).

Les traits négatifs de la piétaille, du vagabond, du mendiant… en fait, de toutes les catégories sources de désordre, d’après l’élite de l’Ancien Régime, furent transposés sur les Noirs, faisant de ceux-ci une « race » perçue comme abjecte. Les descriptions des religieux comme d’autres chroniqueurs, les propos des juristes, les propos des politiques, firent des personnes libres de couleur une catégorie que tout incitait à rejeter, une catégorie issue des Noirs décrits comme des esclaves par nature, et une catégorie perçue comme composée de voleurs, d’êtres oisifs, malhonnêtes, insubordonnés à la fin du siècle, vils en raison du métissage… Tous les Blancs n’avaient pas une opinion aussi excessive, surtout à l’échelle de l’expérience individuelle ; mais le conformisme social conduisait néanmoins à accepter ce discours légitimant la construction collective d’un ordre public et social raciste.

Parce que la préservation de l’ordre et de l’intérêt colonial étaient une priorité, parce que la représentation négative des Noirs ne cessait d’être rabâchée de toute part, les défauts imputés aux Noirs devinrent des vices ou des traits de caractère rattachés à la « race » plutôt qu’à la structure sociale et aux conditions de vie qui leur étaient imposées. Tout le monde semble avoir voulu oublier que c’était plus probablement la misère de leur condition de vie et l’injustice de leur situation qui poussaient certaines personnes noires, libres ou esclaves, au vol, à l’oisiveté, à l’insubordination… non des caractères inhérents à leur origine.

Tous les épisodes :

En complément de cette série


* Les 5 premiers billets consacrés à cette série sur le préjugé de couleur sont un remaniement des écrits tirés de ma thèse soutenue en juin 2015. Vous pouvez la télécharger ici Les Libres de couleur face au préjugé… si vous souhaitez lire davantage sur le sujet ou récupérer des références précises. Pour cet épisode, voir en particulier le chapitre 2  (p. 37 et suivantes)

** Il existe quand même quelques beaux contres-exemples de personnes interrogeant la relativité des perceptions, comme Vitellions ou Jacques de Vitry au XIIIe siècle ou  Montaigne et Jean de Léry au XVIe siècle, à découvrir dans l’article passionnant  Un ange noir du blog Actuel Moyen Age.

***Il existe tout une littérature scientifique traitant des stéréotypes qui se sont construits autour des personnes métissées, notamment autour des « mulâtresses » dans le regard des hommes blancs, mais ça s’éloigne un peu de mon objectif  pour cette série de billets et ça me ferait partir dans des développements trop longs, donc je ne le traite pas.

****La plupart des textes de loi que je cite proviennent du Code de la Martinique, je ne reprécise pas systématiquement la source dans ce cas.

Bibliographie

  • Cohen William Benjamin, Français et Africains : les Noirs dans le regard des Blancs, traduit par Camille Garnier, Paris, Gallimard, 1981
  • Debbasch Yvan, Couleur et liberté : le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste, Paris, Dalloz, 1967
  • Dodille Norbert, Introduction aux discours coloniaux, Paris, PUPS, 2011
  • Hoffmann Léon François, Le nègre romantique : personnage littéraire et obsession collective, Paris, Payot, 1973
  • Muchembled Robert, Le temps des supplices : de l’obéissance sous les rois absolus, Paris, Armand Colin, 1992

Archives

  • Dutertre Jean-Baptiste, Histoire générale des Antilles habitées par les François…, T. Jolly (Paris), 1667
  • Durand-Molard, Code de la Martinique, Saint-Pierre, Martinique, J.-B. Thounens, 1807.

Iconographie

  • Base de données Joconde, Portrait d’un jeune noir, 4e quart du XVIIIe siècle, crédits photos© musée d’Aquitaine
  • Base de données Joconde, Étude de Nègre, XVII siècle, Crédits photos © L. Gauthier

3 réflexions sur “Le préjugé de couleur à la française #2/6 L’image stéréotypée des Noirs

  1. Bonjour,

    Une amie d’origine martiniquaise me fait passer le lien pour lire ici et je l’en remercie vivement.

    Pour vous donner ma position : je suis une française de métropole, blanche, j’ai 72 ans.

    C’est vous dire que j’ai grandi dans une France raciste et racialiste (et vice-versa), bien que dans ma famille – de milieu populaire mais un peu plus cultivée que la moyenne – les préjugés racistes soient relativement peu présents (mais c’est aussi parce que nous vivions dans une province profonde, parmi des populations peu mélangées et encore moins métissées), ou s’exprimaient avec une relative « tolérance » (vous comprenez je pense les guillemets).

    Il n’empêche que pour une femme de ma génération il y a eu plusieurs temps de confrontation avec sa nature de blanche et d’occidentale. Pour faire global :
    – d’abord l’enfance et l’adolescence dans un milieu français homogène, avec le discours ambiant, aussi bien officiel (radio, journaux) que dans le corpus des conversations du village.
    – ensuite, à la fin de l’adolescence, à la faveur des rencontres au lycée (j’appartenais alors aux 10 % d’une classe d’âge qui passaient le bac), où je côtoyai des gens plus avertis et plus engagés que moi, qui ont commencé à m’ouvrir les yeux. Mais sur quoi ?
    – un 3e temps serait celui de la culpabilisation d’être blanc.he, mais basée sur rien, sinon le processus de décolonisation puis l’amer constat que cette « décolonisation » n’était que de discours et de vent. Alors il devint pour moi difficile d’assumer mon propre regard sur mes contemporains et d’essayer d’appréhender le monde autrement.

    C’était aussi le temps d’une appropriation culturelle forcenée : de Johnny Clegg et ses gesticulations costumées ridicules, en passant par le journal « Actuel » qui faisait son beurre sur les mouvements musicaux d’Afrique… (en oubliant au passage Antilles et Caraïbes) et j’en passe.

    Et aussi le temps d’une gauche bien pensante, qui croyait tendre la main et ne faisait que substituer son propre système à un autre, certes plus cynique mais, quelque part, plus honnête : la gauche bien pensante s’est acheté un discours et surtout des « éléments de langage », mais elle n’a fait aucun travail sur sa propre pensée.

    – un 4e temps est venu : celui d’une interrogation multiple, profonde, sur ce qu’est en effet cette « norme blanche » à travers laquelle, au cours des 3 temps précédemment et sommairement décrits, j’ai d’abord regardé et « pensé » les populations racisées et essayé de déconstruire mes représentations à l’aide d’auteur.e.s divers.e.s et de rencontres…

    Je peux vous dire que c’est un vrai travail, et que je me sens comme Sisyphe au pied de la montagne, chaque matin devant faire gravir à mon fardeau la pente de la veille – non que quelque chose se rebelle en moi par rapport à cette déconstruction, au contraire : mais parce qu’elle me révèle, autour de moi, combien les certitudes « blanches » demeurent, même chez les plus attentionnés, les gens qui aident les migrants par exemple, les gens investis dans l’accueil et l’aide aux réfugiés, etc.

    Beaucoup des éléments de pensée qui nous sont quasiment automatiques demandent constamment à être révisés, voire radiés. C’est le travail nécessaire pour « remonter le temps » aux sources de la discrimination originelle, qui a sédimenté, pendant des siècles sur l’idée de la norme blanche avec ce prisme délétère au travers duquel elle regarde toutes les autres composantes humaines.

    Le 5e temps serait celui d’une « arrivée en terre promise » pour celles et ceux qui subissent encore la norme blanche et, plus personnellement, d’une arrivée dans une pensée à peu près nettoyée, rénovée… Pas facile mais très stimulant je vous l’assure, à un âge avancé, que de remettre en question, de fouiller, d’examiner, de peser et de substituer d’autres points de vue à ceux qui s’étaient quelque peu fossilisés.

    Compte tenu de mon âge je ne connaîtrai pas ce temps, mais je suis heureuse déjà de pouvoir approcher le problème, et ça n’empêche pas de continuer d’y travailler et surtout de témoigner.

    Voilà, ce n’était pas pour m’étaler personnellement, mais pour faire état du parcours d’une personne de mon temps, de mon lieu de vie, au milieu de cette problématique de la discrimination tous azimuts. Il est certain que je ne représente pas, hélas, une majorité. La plupart des gens avec qui j’essaie (j’essaie !) d’en parler ne comprennent même pas où est le problème. Mais tout de même, je ne suis pas la seule à remettre à plat mes certitudes, et c’est encourageant.

    Je souhaite et j’appelle de tout mon coeur un renversement total des valeurs en la matière, dût-il être un peu douloureux pour celles et ceux qui occupent les positions dominantes depuis l’aube des civilisations. Ca ne le sera jamais autant que pour celles et ceux qui les ont subis durant ces millénaires.

    Aimé par 1 personne

    1. Bonjour Marie-Hélène,
      Merci d’avoir pris le temps de partager votre parcours et votre travail sur vous qui n’est peut-être pas celui de la majorité, mais qui n’est heureusement pas non plus un cas isolé.
      Travailler sur soi, accepter de regarder ce que l’on fait et est, est difficile pour l’égo. Toute femme métissée que je suis, j’ai intégré plein de stéréotypes sur les autres (et sur mes groupes d’appartenance) que je travaille au fil du temps à déconstruire ; je ne trouve jamais agréable de me surprendre en flagrant délit de « moins irréprochable » « moins tolérante » ou « moins bienveillante » que je ne le croyais. Mais, il y a la satisfaction petit à petit de devenir davantage cette personne bienveillante que je souhaite être. Je recommande souvent dans mon entourage le travail du Hacking Social, car au-delà du racisme et des autres formes de discriminations, je trouve utile de comprendre nos mécanismes de psychologie sociale dont nous n’avons pas toujours conscience, mais qui influent largement sur la qualité de nos interactions.
      Le site du Hacking social https://www.hacking-social.com/
      et sa chaîne YouTube Horizon Gull https://www.youtube.com/channel/UCGeFgMJfWclTWuPw8Ok5FUQ

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      1. Merci pour votre lecture attentive et bienveillante ! Je me suis un peu trop étalée, mais il y aurait beaucoup à dire – non sur moi mais sur cette problématique du rapport à l’autre et en particulier à l’autre discriminé.e.
        Merci aussi pour le lien avec hacking.social, que j’explorerai plus en détail, un survol le montre déjà très riche…

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